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1797 - William Wilson : extrait de « A Missionary Voyage... » - Traduction inédite de l'anglais

Écrit par

wilson couverture

equipage duff

Rôle de l’équipage du DUFF en 1796 ; le mot « ditto » signifie « idem, même chose ».
Le rédacteur de ce journal est William Wilson, chief officer, c’est-à-dire « second capitaine ou capitaine en second ».

AVANT PROPOS

Les notes entre parenthèses précédées de * sont du traducteur, Jacques Iakopo Pelleau. Les nombres entre parenthèses renvoient à la numérotation originale de l’œuvre traduite. Les parenthèses sans * sont de William Wilson. La graphie des mots marquisiens modernes est celle prônée par l’Académie marquisienne depuis 2001.


PRÉAMBULE

1)- James WILSON (1760-1814), capitaine du Duff (d’après Wikipédia)

 James Wilson 1760 1814                                

Ancien voyou converti sur un navire par un missionnaire baptiste, James Wilson fut l'un des premiers membres de la London Missionary Society (LMS), la Société Missionnaire de Londres créée en 1795. À ce titre, en tant que commandant du Duff, navire affrété par la LMS, il conduisit 39 missionnaires (30 hommes, 6 femmes et 3 enfants) vers Tahiti qu’il atteignit le 5 mars 1797. L’Arrivée de l’Évangile est ainsi célébrée chaque année le 5 mars en Polynésie française.

Lors de son voyage, James Wilson fut également le découvreur d'un certain nombre d’îles jusqu'alors inconnues des Européens, comme les îles Gambier le 27 mai 1797, et de nombreuses autres îles de Polynésie, et d’autres encore sur sa route vers la Chine.

2)- Le DUFF et ses missions

Le Duff fut lancé en 1774 ; il jaugeait 267 tonneaux et son équipage était composé de 18 membres. Il était à l'origine sous le commandement de P. Gordon et faisait le commerce entre Londres et Gibraltar.

a) - Premier voyage

En 1795, la London Missionary Society, décida d'envoyer des missionnaires dans le Pacifique Sud. Le capitaine James Wilson offrit ses services et la Société acheta le Duff. Le Lloyd’s Register de 1796 montre que Wilson remplaça Gordon comme maître de Duff. En 1797, il faisait la ligne Londres-Mers du Sud.

La London Missionary Society demanda à Wilson de transporter un groupe de missionnaires et leurs familles à leur lieu d’affectation : Tahiti, Les îles Tonga et les îles Marquises.

Le capitaine Wilson et Duff quittèrent l’Angleterre le 13 août 1796 et fit escale à Rio de Janeiro le 12 novembre. Le 5 mars 1797, il atteignait Tahiti où débarquèrent 14 missionnaires et leur famille.

 Duff tahiti 1797                       
L’arrivée du Duff à Tahiti le 5 mars 1797

Le Duff partit ensuite déposer neuf volontaires à Tongatapu aux îles Tonga où ils arrivèrent le 26 mars. L’un des missionnaires déserta immédiatement et, en peu de temps, les habitants en tuèrent trois autres. Le Duff quitta Tonga dans la précipitation.

Le 5 juin, le Duff jetait l’ancre à Resolution Bay, dans l’île de Tahuata des Marquises du sud. C’est là que William Pascoe Crook débarqua seul. Le 6 juillet, le Duff était de nouveau à Tahiti. Le 18 août, il était de retour aux Tonga. De là, Wilson et le Duff partirent vers la Chine, y arrivant le 13 décembre. Le Duff quitta la Chine le 5 janvier 1798 et rejoignit l’Angleterre le 10 juillet.

b) - Deuxième voyage et perte

Le capitaine Thomas Robson et le Duff quittèrent la Grande-Bretagne le 20 décembre 1798. Le navire transportait un deuxième groupe de 30 missionnaires pour le Pacifique Sud. Le navire corsaire français Grande Buonaparte captura le Duff le 19 février 1799 au large du cap Frio près de Rio de Janeiro. Ses ravisseurs conduisirent le Duff à Montevideo, en Uruguay, où ils libérèrent son équipage et ses passagers. Les missionnaires revinrent finalement à Londres le 5 octobre 1799. Le Duff fut vendu par ses ravisseurs. Par la suite, il fut capturé par des corsaires portugais qui le perdirent face à des corsaires français. Son sort ultérieur est actuellement inconnu.

3)- Le rédacteur de ce journal : William WILSON, premier officier du Duff (* pas d’image)

 

LE PREMIER VOYAGE MISSIONNAIRE DE 1797 (EXTRAIT)

(* En quittant Tonga, Wilson et le Duff prennent la direction de l’est, suivant une route très au sud ; après avoir découvert de nombreuses îles dont les Gambier et des atolls des Tuamotu, ils se rapprochent des îles Marquises. À bord du navire se trouvent aussi William Pascoe Crook et M. Harris ainsi qu’un beachcomber suédois du nom de Peter qui avait déserté du Daedalus à Tahiti en 1793. Sa connaissance de l’anglais et du tahitien l’avaient fait choisir comme traducteur ; il est accompagné de sa jeune femme tahitienne, Tānno Manoo (* Tanomanu). Il y aussi deux jeunes Tahitiens : Hārraway (* Harauia ou Araue) et Tom.

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CHAPITRE XI

Péripéties aux îles Marquises

(…) Comme nous faisions entièrement confiance à nos chronomètres, contre toute attente, à l’issue de cette si longue traversée, nous nous trouvâmes très à l’ouest quand nous aperçûmes Santa Christina (* Tahuata) le 4 juin, un peu avant l’aube, à une distance de neuf lieues, azimut E. N. E. (* une lieue marine = 3 milles nautiques = 5556 mètres ; 9 lieues = 50 km). Nous trouvant donc sous le vent de notre mouillage, nous tirâmes des bords jusqu’au lendemain après-midi et fîmes quelques relevés au compas afin de déterminer l’étendue et la position relative de l’île.

Le 5 juin

Lorsque nous fûmes à moins de quatre milles de Resolution Bay (* La baie du Résolution à Vaitahu ; Cook donna ce nom, le nom de son navire à la baie en 1774) (* 1 mille nautique = 1852m ; 4 milles = 7,4 km), nous aperçûmes deux hommes venant vers nous dans une petite pirogue en piteux état qu’ils maintenaient hors d’eau en écopant avec force.

Ignorant leur intention de monter à bord et ne voyant pas d’intérêt à les y faire monter, nous ne réduisîmes pas la voilure et les frôlâmes à bonne vitesse. Voyant cela, leur désir de grimper à bord étant plus fort que nous ne l’imaginions, l’un d’entre eux sauta à la mer, agrippa une corde que nous lui avions lancée et se hissa à la force des poignets jusqu’à la poulaine (* lieu d’aisance des officiers) où il fut admis complètement nu.

D’abord, il jeta un coup d’œil étonné à la cabine, mais recouvrant ses esprits, il détala sur le pont. Il était tatoué de la tête aux pieds si bien que la couleur naturelle de sa peau avait presque disparu ; il parlait très vite, mais Crook et les Tahitiens comprenaient ce qu’i disait ; la sincérité de son expression était destinée à nous persuader de faire monter son camarade dont il tentait de nous expliquer que c’était son père ; et que si nous refusions de le prendre à bord, il ne serait pas en mesure de rejoindre l’île dans une pirogue en aussi mauvais état et avec un vent aussi fort.

Quoi qu’il en soit, afin de calmer ses craintes, nous prîmes son père à bord, et la pirogue en remorque, mais elle ne tarda pas à se disloquer et à partir à la dérive, ce qui ne parut leur causer aucun souci.

À mesure que nous nous approchions de la terre, le vent changea de direction et souffla en rafales ; tandis que nous tirions des bordées afin de profiter de chaque risée, le capitaine donna l’ordre de remonter au vent en direction de la baie. Les deux Naturels s’opposèrent vivement à cette décision expliquant par signes que, si nous restions sur la même amure, nous pourrions aller plus avant dans la baie où, une fois entrés, nous devrions alors virer de bord. On suivit leurs judicieux conseils, preuve du haut niveau de leur expertise maritime (128).

Il nous fut très difficile de pénétrer dans la baie à cause des fortes rafales de vent descendant des montagnes ; néanmoins, à sept heures, nous étions assez proches de la côte pour laisser tomber notre petite ancre du bossoir (* de proue) par quinze brasses de fond (* 1 brasse = 2 yards = 183cm ; 15 brasses = 27,4m) ; nous lâchâmes quatre-vingt brasses (* 146m) de corde aussi vite que possible mais avant que l’ancre ne se fixe, nous avions atteint trente-cinq brasses de fond (* 64m).

 vaitahu tahuata tresbonne copie  

Resolution Bay de nos jours ; de gauche à droite, la vallée de Vaitahu,
la colline sur laquelle les Français établiront un fort en 1842, et  la vallée de Hanamiai.

Bien qu’il fît déjà nuit, deux femmes virent vers nous à la nage dans l’espoir, sans doute, d’un accueil favorable ; mais comprenant qu’on ne les laisserait pas monter à bord, elles continuèrent à nager à proximité du navire pendant une demi-heure. « Vahine ! Vahine ! », s’écriaient-elles d’une voix pitoyable ; ces mots signifient « Femme ! ou bien, nous sommes des femmes ! » Elles retournèrent ensuite sur la grève tout comme elles étaient venues ; nos deux pilotes les y suivirent faute de trouver les arguments propres à convaincre le capitaine de les laisser dormir à bord. Si ce dernier n’avait pas craint de créer un précédent, il aurait accédé à leur requête en récompense de la confiance implicite qu’elles nous avaient accordée.

Le 6 juin

Ce matin, nous commençâmes à enverguer (* replier sur les vergues) la plus grande partie de nos voiles, et à démonter le gréement du mât de misaine (* le mât avant) qui nécessitait une révision complète ; nous savions qu’un des haubans de la tête de mât s’était brisé, et nous découvrîmes qu’il en manquait un second du même côté. Si la Providence ne nous avait pas fait naviguer bâbord amures au moment où nous avions rencontré les coups de vents les plus forts, nous aurions très certainement perdu le mât de misaine que nous n’aurions jamais pu remplacer dans cette partie du monde.

Nos premiers visiteurs se présentèrent tôt ; c’était sept magnifiques jeunes femmes qui nageaient entièrement nues, exception faite de quelques feuilles attachées autour de leur taille. Elles continuèrent à jouer autour du navire pendant trois heures, criant : « Vahine ! », jusqu’à ce que plusieurs hommes montent à bord. L’un d’entre eux se trouvant être le chef de l’île, il réclama que sa sœur fut autorisée à le rejoindre, ce qui fut accepté (* Le nom de cette femme était Pukokiàni – Crook, Op. Cit. p. 106 et 183).

Elle avait le teint clair, d’un ambré qui lui donnait bonne mine et qui tirait au carmin sur les joues ; elle était bien en chair, mais comme toutes ses consœurs, elle était dotée d’une telle symétrie de traits qu’un sculpteur ou un peintre eurent difficilement trouvé des modèles de classe égale.

Néanmoins, ces femmes éclipsaient complètement notre jeune tahitienne au teint raisonnablement clair et au caractère affable qui, je le crois, ressentait son infériorité (129) au plus haut niveau. Elle leur était toutefois supérieure de par l’amabilité de ses manières, sa douceur et la tendresse qui sied au beau sexe. Voyant ainsi une femme complètement nue sur le pont, elle fut frappée de honte et lui apporta une robe de calicot tahitien toute neuve qui la mettait bien en valeur ; ce qui encouragea les femmes restées dans l’eau, et dont le nombre ne cessait de croître, à réclamer à corps et à cris qu’on les admette sur le pont.

Comprenant qu’elles n’allaient pas retourner à terre, nous fûmes pris de pitié et les laissâmes monter à bord. Mais leur déception fut grande quand elles ne reçurent pas toutes autant de vêtements que la première. Nos coquines de chèvres ne supportèrent pas non plus de les voir porter ces belles feuilles vertes et, alors que les femmes se retournaient afin de les éviter, les biquettes les attaquaient tour à tour de chaque côté, arrachant les feuilles et les dénudant complètement.

Le chef mentionné plus haut se nomme Tenae (* Tainai ou Tenaii) ; il est le fils aîné de Honoo (* Honu), prince régnant à l’époque du Capitaine Cook.

tainai teinae 1792

Tainai, chef-hakāìki des Hema de Vaitahu à Tahuata, dessiné par Gooch, astronome du Daedalus en 1792

Il vint à bord d’une pirogue de qualité raisonnable et se présenta en faisant cadeau au capitaine d’un bâton poli de huit pieds de long (* 1 pied = 31cm ; 8 pieds = 2,43m) dont le sommet était orné de quelques mèches de cheveux humains finement tressées ; il lui donna aussi quelques ornements de tête et des pectoraux (* ornements de poitrine). Apercevant un mousquet sur le gaillard d’arrière, il l’apporta au capitaine avec beaucoup de soin lui demandant de « le mettre en sommeil ». On lui offrit une hache, un miroir, une chainette de cou et une paire de ciseaux, article qui est très prisé aux îles des Amis (* Les îles Tonga) et aux îles de la Société (* dont Tahiti fait partie) mais qui le laissa indifférent ; peut-être en ignorait-il l’usage ?

Deux de ses frères, qui étaient aussi présents, ne firent pas la moindre requête (* Tainai avait alors trois frères cadets : dans l’ordre de naissance : Natuafitu, Puaka aussi appelé Kautete, et Puta – Crook, Op. Cit. P. 177 à 189) ; ils avaient tous l’air pensif et réservé, attitude caractéristique des hommes qui se battent pour obtenir leur subsistance sans y parvenir toujours ; néanmoins, il leur arrivait fréquemment d’éclater de rire comme des fous et de parler aussi vite que leur langue le leur permettait ; les femmes aussi bien que les hommes.

Il nous sembla qu’ils se trouvaient en période de disette car ils ne cessèrent de se plaindre de la faim et de réclamer de quoi manger tout le temps qu’ils furent à bord. Nous distribuâmes quelque nourriture à certains mais ils étaient trop nombreux pour les satisfaire tous.

Quant aux femmes, elles sont dans un état de dépendance aux hommes tel que, si elles parvenaient à se procurer la moindre miette sans pouvoir la cacher (130), les hommes s’en emparaient. Le soir venu, celles qui n’avaient pas de pirogue, et qui formaient le gros de la troupe, sautèrent à l’eau et rejoignirent la grève à la nage.

Lorsque nous fîmes part au chef de notre intention de laisser deux hommes s’installer parmi eux, il parut enchanté de la proposition et ajouta qu’il leur donnerait une maison et qu’il partagerait avec eux ce dont il disposait.

À la suite de cela, il repartit à terre où je le suivis avec M. Harris, M. Crook, Peter et Tom le Tahitien. Tainai nous accueillit sur la plage et, après avoir fait quelques pas, il nous demanda de nous arrêter afin de satisfaire la curiosité des Naturels, comme nous en avions l’intention ; ils formèrent un cercle autour de nous, les plus près du centre étant assis afin de permettre à ceux qui étaient derrière de regarder par-dessus leurs têtes. Comme la sœur de Tainai ne s’était pas jointe à la troupe, celui-ci lui en fit le reproche, ce qui lui tira les larmes. Ce spectacle se poursuivit pendant un quart d’heure.

Après quoi, nous poursuivîmes notre remontée de la vallée accompagnés du chef, de son frère et de nombreux jeunes Naturels. Le chemin n’était pas très praticable en raison des racines qui le traversaient et des gros rochers qui l’encombraient. En raison de l’élévation, et bien que nous nous soyons arrêtés à trois endroits où l’on nous apporta une eau excellente servie dans des noix de coco et provenant d’un ruisseau qui descend la vallée, nous étions quelque peu fatigués lorsque nous atteignîmes la maison du chef.

Les arbres à pain, les cocotiers et des arbres d’autres sortes nous protégeaient de la chaleur du soleil de leur ombre bienfaisante. Tainai nous conduisit vers l’une de ses meilleures maisons nous confiant qu’elle était destinée à nos frères, et qu’ils pourraient en disposer à leur guise.

Pour se faire une idée de la nature de cette maison et de toutes leurs meilleures habitations, il suffit de s’imaginer une des nôtres avec un étage et un toit très pentu. Une fois divisée en deux, exactement par le milieu, vous obtenez deux de leurs maisons, construites en matériaux différents, cela va de soi. Celle dans laquelle nous nous trouvions mesurait vingt-cinq pieds de long et six de large (* 7,6m x 1,80m) ; la partie arrière s’élevait à dix pieds (* 3m) et la partie avant à quatre pieds (* 1,20m) seulement.

À chacun des quatre coins sont fichés en terre de solides poteaux sur lesquels reposent des pièces de bois horizontales à partir desquelles descendent vers le sol des bambous fixés avec soin et distants l’un de l’autre d’un demi-pouce (* 1 pouce/inch = 25mm ; ½ pouce = 12,5mm) ; (131) tout contre ces bambous, du côté externe, sont accrochées de grandes feuilles en guise de jalousies qui donnent à l’intérieur une touche d’intimité et de chaleur. La porte se tient au milieu de la partie la plus basse.

Contrairement aux Tahitiens, ils n’utilisent pas le fara (* mot tahitien ; faa/haa en marquisien, le pandanus) pour couvrir leurs maisons, mais de larges feuilles empilées en quantité afin de ne pas laisser pénétrer la pluie (* soit des feuilles d’arbre à pain, soit des ramures du palmier latanier – pritchardia pacifica – qui sont en forme d’éventail) ; en réalité, la plupart de leurs maisons sont de pauvres bicoques.

Le mobilier intérieur se compose d’une grande natte s’étendant d’une extrémité à l’autre, de quelques calebasses et de matériel de pêche ; dans un coin, le chef entreposait ses ornements qu’il nous montra. Entre autres articles, de deux coffrets en bambou, il sortit deux touffes de plumes caudales de phaéton (* ou paille-en-queue) comprenant chacune au moins une centaine d’unités constituant un ornement élégant et magnifique qui lui étaient de grande valeur.

On ne nous offrit rien à manger si ce n’est quelques noix de coco ; je ne crois pas non plus qu’ils aient eu à disposition d’autre nourriture que ces  dernières et que le mahie aigre (* il s’agit en réalité du « mā », le fruit de l’arbre à pain fermenté qui pouvait se conserver des années dans des fosses hermétiques « ùa mā » ; à la manière dont Wilson écrit ce simple mot de deux lettres, on peut saisir la difficulté à comprendre les mots marquisiens écrits par des anglophones.)

Des porcs et de la volaille évoluaient aussi çà et là, mais en faible quantité ; en réalité, ils devaient se trouver en période de pénurie car, à notre tout premier débarquement, un homme s’était rué sur moi pour m’enfourner une portion de dans la bouche, persuadé, sans doute, qu’en cette période de vaches maigres, il me faisait la plus grande des faveurs. Sinon, par ailleurs, Tainai nous traita avec tous les égards, et les gens étaient clairement heureux de nous accueillir parmi eux.

À notre retour au navire, le capitaine convia les deux frères (* Crook et Harris) dans sa cabine afin de faire le point sur leur appréciation du lieu, et pour savoir s’ils étaient toujours décidés à s’installer sur place.

L’accueil que nous avions reçu encourageait M. Crook à rester. Il pensait que le chef s’était extrêmement bien comporté, et se trouvait satisfait de la maison proposée, de l’endroit et des gens. Il conclut en disant qu’en dépit d’un dénuement plus marqué que dans les autres îles, il ne voyait pas d’objection à rester car, ni avant, ni depuis son engagement, jamais le confort n’avait été une de ses motivations. La situation actuelle de l’île n’était donc pas pour lui source de déception. Néanmoins, les apparences lui donnaient à croire que, tout comme les autres îles, celle-ci devait aussi connaître des saisons d’abondance. (132)

M. Harris hésita à faire part de son sentiment, comme si la crainte s’était emparée de son esprit. Il avait un avis totalement contraire à celui de Crook ; rien ne lui convenait, et il jugeait le décor sinistre. En bref, il semblait avoir perdu toute forme de détermination et d’ardeur. Néanmoins, comme la gentillesse avec laquelle le chef et sa tribu nous avaient reçus les empêchait de formuler des objections irréfutables, ils se mirent d’accord pour retourner à terre le lendemain avec leur couchage afin de faire une tentative. À la suite de quoi, s’ils croyaient leur sécurité compromise, et qu’ils en apportaient des preuves, nul ne les forcerait à rester, et ils seraient autorisés à retourner à bord.

Le 7 mai

Nul n’ignore que l’insulaire des Mers du Sud n’a pas réputation d’honnêteté, surtout quand la tentation se présente à lui sous les formes multiples de notre équipement. Les Naturels de la place n’avaient pas, jusqu’à maintenant, émis le désir de pratiquer le troc avec nous mais, la nuit dernière, certains d’entre eux trouvèrent le moyen de soulever le couvercle de verre de l’une de nos meilleures boussoles, d’en soustraire le tablier et l’aiguille, et de replacer le couvercle comme il était auparavant.

Nous en parlâmes au chef et à d’autres personnes, mais toutes nos tentatives de récupérer les pièces par la douceur furent un échec ; plutôt que d’utiliser la force, nous lâchâmes l’affaire. Néanmoins, ils paraissaient bien conscients de nous avoir causé du tort car ils ne se présentèrent sur le navire que bien après le petit-déjeuner, alors que nos ponts grouillaient à nouveau de représentants des deux sexes dans le plus simple appareil, tout comme la veille.

Au cours de l’après-midi, M. Crook descendit à terre avec son couchage et quelques vêtements ; je l’accompagnai afin de voir comment on l’accueillait. M. Harris préféra rester à bord pour emballer leurs effets personnels dans de petits paquets qui seraient plus facile à transporter en remontant la vallée. Le frère du chef quitta le navire avec nous, et Tainai en personne nous accueillit sur la plage avec autant de respect et de courtoisie que la veille. Nous remontâmes la vallée suivis d’une foule de gens dont certains portaient les bagages qu’ils déposèrent dans la maison assignée aux frères ; mais peu après, on nous conduisit, avec les bagages, dans une autre maison plus vaste qui se tenait à une centaine de mètres de la première (133).

Cette maison se dressait sur une plate-forme de pierres carrée s’appuyant sur un mur de six pieds de haut (* 1,80m) dans sa partie aval (toutes ces maisons sont érigées sur des pentes). À l’intérieur, on pouvait voir une sorte de structure, rappelant des armoiries, en mémoire de Honu, le père du chef. Elle était curieusement ornée de petits roseaux fixés verticalement, en travers et horizontalement, le tout mesurant huit pieds de haut (* 2,4m) et formant le côté d’une pyramide. À chaque extrémité se tenait un tambour semblable à ceux des Tahitiens mais ils étaient beaucoup plus longs.

Presque accolée à la première, sur la même plate-forme, se trouvait une autre maison, construite sur une petite éminence, et munie d’une avancée sur laquelle étaient placées deux effigies masculines très frustes, sculptées dans le bois, presque de taille humaine ; derrière celles-ci, tout contre le flanc de la maison, on voyait trois autres compositions ornementées de la même manière que celle mentionnée plus haut. Celle du milieu, la plus élevée, était couronnée d’un oiseau ; les roseaux dont elle était composée avaient été teintés de différentes couleurs, produisant un effet magnifique et solennel. La maison n’avait ni porte, ni ouverture mais, poussé par ma curiosité, j’écartai les bambous d’un côté afin de voir ce qu’elle contenait ; j’aperçus alors un cercueil fixé sur deux poteaux, à environ un mètre du sol.

Tainai arriva juste à ce moment-là et, voyant qu’il n’était pas contrarié, j’écartai à nouveau les bambous, pointant le cercueil du doigt : « Honu », s’écria-t-il alors, répétant le mot à plusieurs reprises afin d’être certain que j’avais compris que c’était son père ; cela le rendait heureux, pensai-je, de voir que j’avais constaté la qualité des honneurs qu’il lui avait rendus. Le cercueil était de forme cylindrique et cerclé de tresses multicolores en fibre de noix de coco. Cette sépulture, la maison de Crook, les arbres et tout ce qui se trouvait sur cette plate-forme était tabou ou sacré, et l’accès en était interdit aux femmes.

Je laissai Tom le Tahitien tenir compagnie à Crook pour la première nuit puis retournai au navire. En descendant la vallée, je remarquai de nombreux arbres à pain mais aucun des fruits n’était mur (* ce qui est normal car la grande récolte a lieu habituellement en décembre-janvier). On ne voyait pas beaucoup de noix de coco mais il y avait des bananes et quelques autres fruits (* Wilson mentionne aussi « the ahee-nut » mais il n’en donne pas la description. Cela pourrait avoir deux significations : 1) - « èhi » = noix de coco, mais il vient de préciser qu’il n’y en avait pas beaucoup ; 2) - « ihi », le fruit du grand « châtaigner » polynésien – inocarpus fagifer – dont les grosses noix, après une longue cuisson à l’eau, ont un gout délicieux de châtaigne. On le nomme « māpē » à Tahiti). Tous ces arbres poussent à l’intérieur d’enclos carrés, entourés d’un mur d’environ six pieds de haut (* 1,80m), à l’intérieur desquels se tient la maison du propriétaire.  Mais certains de ces vergers sont tellement envahis de mauvaises herbes qu’ils reflètent plus le morcellement des propriétés que le désir de les exploiter (134).

Lorsque le canot vint me chercher sur la grève, l’équipage y avait laissé embarquer autant de Naturels qu’il pouvait contenir, leur évitant ainsi l’inconvénient du retour à la nage. Le frère du chef se trouvait à mes côtés et désirait monter à bord mais je dus refuser, la nuit étant proche. Il en fut tant chagriné qu’il s’éloigna en pleurant.

Le 8 juin

Le temps continue à être agréable mais, comme les jours précédents, de fortes bourrasques de vent et de pluie tombent des montagnes.

Les Naturels sont venus en grand nombre aujourd’hui, si bien qu’il nous fut difficile de mener à bien notre réparation du gréement. Les femmes étaient les plus nombreuses, et toujours dans le même état de nudité qu’auparavant, ce qui obligea chacun d’entre nous à leur fournir une pièce de calicot tahitien. Il convient de rappeler ici que, si ces femmes sont correctement vêtues à terre, dès qu’elles se mettent à l’eau, elles abandonnent leur tenue d’étoffe végétale (* le tapa), qui ne supporte pas l’eau, et elles recouvrent leur nudité de quelques feuilles seulement.

Au cours de la matinée, le capitaine reçut une lettre de Crook lui expliquant qu’il était satisfait de son nouveau logement. À la nuit tombée, dit-il, on le laissa se reposer et, après avoir recommandé son âme au Tout-Puissant, il s’endormit laissant ses vêtements sur le sol, près de son hamac. Mais au matin, quand il se réveilla, il eut la surprise de constater qu’ils avaient disparu, et il s’imaginait déjà devoir rédiger un mauvais rapport sur cette première nuit d’essai ; cependant, avant d’avoir eu le temps de proférer des soupçons injustifiés, le chef fit son entrée et lui apporta chacun de ses objets personnels emballés dans un paquet.

Peu de temps après la réception de la lettre, Tainai, Crook et le frère du chef montèrent à bord ; ils furent conduits à la cabine du capitaine où l’on s’efforça de les recevoir cordialement. Le capitaine offrit à Tainai une couronne d’apparat qui le combla de joie ; il lui offrit aussi une pièce de tissu, un marteau et quelques vrilles. Néanmoins, ce qui l’intéressa le plus, c’était une énorme conque ; pour ce genre d’article, ils sont capables d’échanger des porcs, ou toute autre chose. L’un d’entre eux proposa d’échanger une grande herminette contre une de ces conques.

Il convient ici de dire qu’ils se trouvent dans un tel état de nature et d’ignorance, ou de stupidité, que, malgré la quantité d’outils métalliques, &c. que nous leur laissions, jamais il ne leur vint à l’esprit (135) de tenter d’apprendre comment s’en servir. Ils accordent donc peu de valeur à notre matériel, sauf qu’ils savent qu’ils peuvent le voler, ce qui fait remonter la valeur de l’article.

Ils n’ont aucune idée de l’importance des clous et des outils ; les objets de tous leurs désirs, ce sont les chats et les chèvres. Ils purent se procurer quelques chats mais toutes nos chèvres étaient des femelles. (* S’ils avaient eu des boucs, peut-être en auraient-ils laissé un couple pour en permettre la reproduction sur place ? Sinon, je ne vois pas ce que Wilson veut dire). Ils utilisent leurs conques lors des déplacements de vallée à vallée ; dès qu’ils gagnent la crête des collines, ils soufflent dedans de toutes leurs forces, et le long écho renvoyé par le relief leur réjouit le cœur.

Tainai était désormais plus familier qu’à sa première visite ; il scrutait l’intérieur de la cabine avec attention mais sans le discernement et l’intensité des insulaires des îles des Amis (* Tonga). Lorsque sa main s’aventura sur le câble relié à la cloche de la cabine, il fut frappé d’étonnement et d’admiration frénétique ; il n’arrêtait pas de tirer sur le câble et resta au moins un quart d’heure à se demander d’où provenait le son de la cloche.

Tainai est un homme réfléchi, caractère qui sied au chef, père de son village ; cela nous faisait pitié de le voir ainsi absorbé et déconcerté par un tintement, lui que la Nature avait peut-être doté de talents lui permettant d’explorer ses mystères. Mais hélas, dans ces régions reculées, loin des chemins de la science, les talents et les vertus des génies insulaires se cachent dans l’obscurité et, tout comme les beautés du marbre brut, elles attendent, pour se révéler, le polissage du sculpteur qualifié.

Nous étions tout aussi affligés de voir nos propres marins occupés à réparer le gréement, secondés par un groupe de femmes plus belles les unes que les autres, qui s’employaient à se passer le matériel ou à porter les seaux de goudron, &c ; et elles s’acquittaient de cette tâche sans broncher, se tachant souvent de goudron. Aucun équipage de navire n’aurait pu, sans l’aide de la Grâce divine, résister à de telles tentations ; et certains de ces hommes auraient probablement succombé s’ils n’avaient été intimidés par la jalousie des officiers, et impressionnés par la bonne conduite de leurs camarades.

Au cours de l’après-midi, M. Godsell (* William Godsell, officier en second) fit débarquer une malle et différents colis à l’intention des missionnaires ; on les transporta jusqu’à leur maison en toute sécurité. Tom et le jeune Harraway (136) restèrent à terre cette nuit-là au cas où Crook aurait eu besoin de leurs services ; nos visiteurs nous quittèrent dans la soirée à l’heure habituelle.

Le 9, on envoya le second canot (* celui des officiers) à terre avec du matériel supplémentaire. Crook avait pris la résolution de rester ; il s’était attaché à l’endroit, s’était mis à manger du , et se satisfaisait de la nourriture fournie par l’île, qui n’est pas des plus délicates. Comme on ne prépare le qu’en faible quantité à la fois, et qu’on ne respecte pas beaucoup la propreté au long de l’opération, le résultat est moins bon qu’à Tahiti ; mais il dit qu’il est toujours servi en premier et qu’on lui réserve les meilleurs morceaux. Comme il espère qu’on lui donne du porc une ou deux fois par semaine, et du poisson aussi souvent que possible, il pense que cela peut suffire pour lui faire oublier le luxe de Tahiti.

Tainai l’ayant adopté comme fils, un acte qui demeura pour toujours sacré, il le traite exactement comme ses autres enfants (* Ce qui permet à Crook de na pas mourir de faim en partageant les privilèges du chef. Un an et demi plus tard, l’anglais Edward Robarts débarquait sur la même plage, était aussi adopté par Tainai et d’autres chefs de l’île car, à l’époque, à cause de la blancheur de leur peau, les étrangers blancs étaient considérés comme des esprits, voire des divinités-etua, que les chefs se disputaient afin de rehausser leur prestige.) Les Naturels expliquèrent cela à Crook qui comprenait presque tout ce qu’ils disaient grâce aux efforts qu’il avait fournis en se lançant dans l’apprentissage de leur langue avant de venir.

Ayant appris que M. Harris avait aussi l’intention de rester, le chef demanda à Crook de le faire venir à terre, mais il fut impossible de l’en persuader, ce qui était sans doute une erreur, car il aurait dû saisir toutes les occasions lui permettant de se familiariser avec la situation sur l’île et, de là, évaluer la possibilité de s’y installer avant l’aube, moment où il lui faudrait se décider, soit à se rendre à terre, soit à laisser Crook tout seul, et ce, sans pouvoir présenter les arguments valables qu’un débarquement dans les temps lui aurait permis de fournir.

Le 10 juin

À environ deux heures du matin, nous fûmes témoins d’une éclipse totale de lune, mais le gros temps nous empêcha de mener à bien des observations d’une quelconque utilité. C’est à ce moment-là que des bourrasques de vent descendirent des montagnes et, au moment où l’éclipse se terminait, notre câble se rompit ; nous jetâmes immédiatement l’ancre du bossoir tribord (* à droite de la proue), ce qui eut pour effet de rétablir le navire à l’entrée de la baie sur un fond de quarante brasses (* 73m).

Le 11 juin, dimanche

Les Naturels se pressèrent en foule autour du navire, comme à leur habitude, mais lorsqu’on leur expliqua que celui-ci était tabou en ce jour, ils rejoignirent tous la plage à la nage.

Le 12 juin

Le chef et son frère montèrent à bord avec Tom le Tahitien qui nous apprit que le jeune Harraway les avait quittés et s’était rendu (137) de l’autre côté de l’île ; et, comme il ne leur avait pas fait part de ses intentions, ils pensaient qu’il avait décidé de rester sur place. Tom blâma son comportement mais, afin de mettre à l’épreuve l’amour qu’il portait à son propre pays (* Tahiti), qu’il n’avait cessé de porter aux nues depuis notre arrivée, le capitaine lui ordonna de faire ses bagages, de les porter dans la pirogue et de se rendre à terre, argumentant qu’il n’était pas étranger à la fugue de Harraway. Le pauvre bougre déclara son innocence et, en pleurs, ramassa son barda et le déposa dans la pirogue ; avant de passer par-dessus le bastingage, il serra la main de tout l’équipage et disparut le cœur prêt à éclater en sanglots. À peine s’était-il éloigné de quelques brasses que le capitaine le rappela à bord ; il lui fallut quelque temps pour recouvrer sa gaité et se réconcilier avec ce dernier. Suite à cet épisode, plusieurs Marquisiens n’eurent de cesse de tourmenter le capitaine afin qu’il les conduise à Tahiti.

Le 13 juin

Tandis que nous dinions, un Naturel vola un boulon d’une de nos pompes ; il était en train de s’esquiver quand M. Godsell le repéra et, avec l’aide du canonnier, l’empêcha de s’enfuir. Le reste de la bande sauta par-dessus bord et rejoignit la grève.  On ligota l’homme pour le punir et, le mousquet chargé qu’on lui montra lui fit croire qu’on allait l’abattre. Un homme important, qui était venu dans la même pirogue, revint avec le second frère du chef, deux porcs et une feuille de bananier afin d’intercéder en faveur de l’accusé qui se trouvait être son père. On refusa de prendre les porcs. Il étant touchant de voir le fils embrasser son père et le serrer dans ses bras, s’adressant ainsi un dernier adieu. Cependant, afin de mettre un terme à leur tourment, il fut décidé de relever le mousquet et de le décharger, puis de libérer le coupable. Tout d’abord, celui-ci n’arrivait pas à croire qu’on l’avait épargné, puis, lorsqu’on le libéra pour le remettre à son fils, la joie paraissait tant les submerger tous les deux qu’ils n’en croyaient pas leurs yeux : abasourdis de gratitude et de désarroi, nul mot ne put sortir de leurs lèvres. Nous les exhortâmes solennellement à ne plus recommencer dans le futur, et nous les renvoyâmes à terre avec leurs porcs afin qu’ils puissent comprendre que nous ne voulions pas profiter de la situation (138).

Le 14 juin

Ce matin, le vent souffla avec une telle violence que le câble de notre ancre de bossoir tribord se rompit ; et comme le navire était encore privé de gréement, il nous fallut choisir entre mouiller une autre ancre ou nous laisser dériver vers le large. En conséquence, nous décidâmes de mouiller une ancre de secours que nous gardions à disposition, et qui fut jetée dans cinquante brasses d’eau (* 91m) ; il fallut laisser filer cent-quarante brasses de câble pour voir le navire se redresser (* 274m).

Nous nous trouvions à environ un mille et demi au large (* 2,7km), face à l’entrée de la baie et, comme le vent ne cessait de souffler avec force, nous commencions à craindre de voir le navire s’éloigner encore plus loin de l’île ; nous mîmes à l’eau le second canot avec son équipage et envoyâmes M. Harris à terre avec toutes ses affaires.

L’après-midi fut employée à installer un gréement de fortune et à enverguer les voiles (* replier les voiles sur leurs vergues) car le capitaine avait l’intention de continuer le travail dans la baie le lendemain si le temps le permettait. Nous subîmes de très forts grains toute la fin de la journée mais, en dépit de la rudesse du temps et la grande distance qui nous séparait de l’entrée de la baie, plusieurs Naturels nagèrent jusqu’au navire. Nous étions si occupés, cependant, que nous ne les laissâmes pas monter à bord, mais ils furent autorisés à se reposer dans les canots le long du navire avant de retourner à terre. Certains ne prirent aucun repos et comprenant que le navire était tabou, ils retournèrent à la nage de leur propre chef, ce qui supposait un effort énorme, surtout pour les femmes, car la distance aller-retour devait approcher les cinq milles nautiques (* 9,2km).

Le 15 juin

Tôt ce matin, nous relevâmes l’ancre et travaillâmes à l’entrée de la baie avec autant de vent que nos huniers à deux ris pouvaient en supporter (* voiles supérieures) ; cela rendait notre travail dangereux car le vent est si variable que nous avions des difficultés à virer de bord lorsque nous nous trouvions à proximité des rochers. À midi, nous jetâmes l’ancre à l’endroit où nous nous étions postés auparavant, plus près de la grève même, mais nous fûmes à nouveau repoussés plus au large. Tout l’après-midi, nous fûmes occupés à draguer le fond afin de retrouver notre petite ancre de bossoir et, au moment où la nuit tombait, nous accrochâmes le câble et nous y fixâmes une bouée en baril (* servant de balise) en attendant le lendemain. Nous désenverguâmes aussi les voiles afin de terminer le travail sur le gréement.

Le 16, nous descendîmes la chaloupe et récupérâmes l’ancre mais nous décidâmes de tenter de retrouver la seconde une fois seulement le gréement en place.

Le dimanche 18, nous imposâmes un nouveau tabou sur le navire (139) car c’était le moyen le plus efficace que nous ayons trouvé pour éloigner les Naturels. Le lundi, nous installâmes la senne (* grand filet) à la sortie de la baie et capturâmes environ six douzaines de petits poissons.

Le 20 juin

MM. Harris et Crook montèrent à bord pour tenir conciliabule avec le capitaine au sujet de leur séjour. M. Harris se plaignit de la pauvreté de l’endroit, ajoutant qu’il lui était impossible de manger le , &c. Crook affirma sa détermination à rester même si M. Harris devait le laisser seul. Ils décidèrent alors de retourner à terre tous les deux afin de prolonger leur période d’essai avant notre départ. Plusieurs Naturels se trouvaient à bord comme à l’habitude.

Le 22, un Naturel déroba la hache du cuisinier et s’enfuit sur sa pirogue ; nous n’en fûmes avertis qu’au moment où il allait toucher terre et, quand il vit que le second canot s’était lancé à sa poursuite, il pagaya en direction des rochers sur lesquels il remonta son embarcation puis nous échappa en disparaissant dans les buissons. Leur chapardage était devenu si productif que rares étaient les marins encore en possession de leur couteau. Afin de remédier à cela, dès que les Naturels montaient à bord le matin, chaque homme d’équipage choisissait un jeune garçon comme magasinier, lequel ne quittait pas son maître d’une semelle de toute la journée, portant son couteau ou son épissoir, &c. (* en anglais : marlin spike, rostre de marlin ; outil pointu servant à travailler les cordages) attaché autour du cou. Et c’est de là que vint leur salut car ils se comportèrent toujours avec beaucoup de loyauté.

Le 23 juin

Les canots partirent draguer l’ancre de bossoir tribord et parvinrent à l’accrocher mais, au moment de la sortir de l’eau, la corde se rompit ; comme la nuit tombait, nous reportâmes notre quête au lendemain. Ce soir-là, nous remarquâmes que la mer était plus agitée que d’habitude dans la baie, ce que nous ne pûmes expliquer tant l’alizé était modéré.

Le 24, le pêcheur, celui que nous avions hissé dans la poulaine à notre arrivée, vint à la nage dès l’aube pour nous avertir que M. Harris avait attendu sur la plage toute la nuit, et qu’on lui avait volé la plupart de ses effets personnels. Nous eûmes tout d’abord du mal à croire cette histoire car nous ne pouvions imaginer qu’il avait été assez imprudent pour descendre lui-même ses affaires sans en avertir le navire qui aurait dépêché un canot à sa rencontre. Nous envoyâmes le petit canot qui confirma que c’était bien le cas.

Il avait profité du crépuscule du soir pour descendre sur la grève ; n’y trouvant personne du navire, puisque les canots étaient occupés à rechercher l’ancre, et que celui-ci était mouillé trop loin de la plage (140) pour pouvoir le héler, il y passa une nuit des plus désagréables, assis sur sa malle. Vers quatre heures du matin, afin de s’emparer de ses affaires, les Naturels le chassèrent et, craignant pour sa personne, il s’enfuit dans les collines toutes proches. M. Falconer (* le 3ème officier), qui était allé le chercher, le trouva dans un piètre état de détresse, comme s’il avait perdu l’esprit. Le ressac était si fort qu’ils ne purent accoster et qu’ils durent employer des cordages afin de hisser à bord la malle et son propriétaire.

En plus de celles mentionnées plus haut, les raisons qu’il donna pour avoir quitté son partenaire si brusquement sont de celles auxquelles il aurait pu naturellement s’attendre : il semble que Tainai les avait conviés à faire une excursion dans une autre vallée, proposition à laquelle Crook avait adhéré de suite, tandis que M. Harris n’était pas d’accord. Voyant cela, par amabilité et considérant que c’était là le plus grand des honneurs, le chef le laissa avec sa femme afin qu’il la considère comme la sienne jusqu’à son retour (* À cette époque-là, Tainai en était à sa troisième épouse qui se nommait Tipaihina – Crook, Op. Cit. P. 188). M. Harris lui dit qu’il ne voulait pas de la femme ; néanmoins, elle le tenait pour son mari et, voyant qu’il la négligeait totalement, elle fut prise de doutes quant à son sexe. Elle informa quelques autres femmes de ses soupçons ; elles entrèrent donc de nuit dans la maison, pendant qu’il dormait, et vérifièrent l’affaire d’une manière si délicate qu’elles le réveillèrent. À la vue de toutes ces inconnues, il fut pris de panique et, comprenant ce qu’elles venaient de faire, il se résolut à quitter cet endroit peuplé de gens aux mœurs débridées et vicieuses : argument qui aurait dû lui faire prendre la décision inverse.

Aujourd’hui, nous avons fixé une nouvelle corde à notre canot afin de tenter d’accrocher notre ancre de bossoir ; nous l’avons remontée sur la chaloupe et remise en sécurité à sa place. Nous avons aussi terminé le travail sur le gréement et commencé à évoquer notre départ.

On en avertit Crook qui restait ferme dans sa détermination à rester sur l’île ; il n’avait besoin, entre autres, que de matériel nécessaire à l’élevage, qui pourrait faciliter et élargir ses possibilités de rendre service à la population. Il nous fit comprendre que son bonheur eut été grandement renforcé par la présence amicale d’un joyeux compagnon dont la conversation (141) et la compassion l’auraient réconforté dans les moments difficiles. Le Seigneur en ayant décidé autrement, il trouvait qu’il convenait mieux à son caractère et à sa profession de s’en remettre aux bons soins de Dieu le Père, et de se reposer sur Ses promesses, plutôt que d’abandonner un poste sur lequel les portes de la bienfaisance étaient grand ouvertes. De plus, si son bienheureux Seigneur faisait de lui l’instrument privilégié qui prépare le chemin pour des serviteurs encore plus zélés, il aurait alors le bonheur de croire que sa vie n’avait pas été vécue en vain.

   crook2 
William Pascoe Crook à un âge avancé ; pour plus de détails, suivre le lien suivant :
https://www.tahiti-infos.com/Crook-a-Tahuata-Mission-impossible_a190103.html

Crook est un jeune homme de vingt-deux ans, remarquablement sérieux et constant, toujours occupé à s’élargir l’esprit, et s’appliquant avec zèle à l’apprentissage de la langue (* marquisienne). Il a aussi l’esprit très créatif et je ne doute pas qu’il trouvera les moyens de rendre service aux pauvres êtres avec lesquels il vit. De surcroît, les atouts de cette vallée ouvrent la voie à de belles améliorations et je ne serais pas surpris d’apprendre que cette île et ses voisines soient devenues prospères grâce à lui et à ses méthodes. Il est en possession de toutes sortes de graines de végétaux, de matériel, de médicaments, d’une Encyclopédie et de toutes sortes d’autres livres utiles.

Le 26 juin

Aujourd’hui le capitaine est descendu à terre pour la première fois, accompagné de M. Falconer. Ils avaient l’intention de faire l’ascension des collines afin d’observer les îles voisines. À leur arrivée sur la grève, ils furent suivis d’une foule de Naturels très heureux de voir le capitaine dans leur village. Après avoir pris un rafraîchissement avec Tainai chez lui, le deuxième frère du chef les accompagna aux sommets des montagnes dont l’accès est si pentu qu’en certains endroits, pour progresser, ils furent obligés de s’agripper aux branches des arbres qu’on y trouve.

Le capitaine ne parvint pas jusqu’en haut, mais M. Falconer si : de là-haut, il avait une vue circulaire sur Trevenen’s Island (* Ua Pou) à l’ouest, Riou’s Island (* Ua Huna) et La Dominica (* Hivaòa) au nord, St Pedro (* Mohotani) à l’est et Santa Magdalena (* Fatuiva) au sud. La crête qui court le long du sommet est très étroite et couverte de végétation. Le chef (* le frère du chef, chef lui-même) lui réclama de tirer un coup de mousquet contre l’île de Ua Pou et fut très satisfait de voir son souhait exhaussé.

À leur retour, Tainai les convia à un repas de porc rôti mais, comme celui-ci n’était pas très gras, certains spectateurs (142) critiquèrent sa modicité. Le chef en fut tellement affecté que, dans un accès de colère, il s’éloigna des convives et ne retrouva son calme que lorsque le capitaine eut dit que ce porc était bon. Il refusa aussi d’y toucher jusqu’à ce que le capitaine vînt s’asseoir près de lui ; le chef fit alors de même.

Dans la soirée, ils redescendirent à bord, suivis du chef et de Crook qui était venu prendre congé ; en conséquence, après avoir déposé un certain nombre d’articles dans la pirogue, nous lui fîmes nos adieux avec affection, et nous nous séparâmes. Son comportement viril, en la circonstance, lui faisait grand honneur ; des larmes brillaient dans ses yeux mais aucune ne coula. Il ne laissa, non plus, transparaître aucun signe trahissant une crainte quelconque de se lancer seul dans une telle entreprise.

Le 27 juin

À quatre heures du matin, nous levâmes l’ancre et sortîmes de la baie par un léger vent d’est. À sept heures, nous mîmes à la cape (* s’arrêter sans jeter l’ancre) parce qu’une pirogue tentait avec force de nous rejoindre. À son bord se trouvaient le frère du chef et notre vieux pêcheur, celui qui avait pleuré à chaudes larmes la veille, au moment des adieux, et aussi parce que le capitaine avait refusé de le conduire à Tahiti. Ils apportaient un mot de Crook réclamant du savon, qu’on avait oublié, et une lettre pour sa sœur. On mit donc dans la pirogue la quantité de savon qui avait été emballée pour lui, et l’on fit cadeau d’une hache à chacun des messagers qui les acceptèrent à contre-cœur, ayant préféré qu’on les conduisit à Tahiti.

Puis nous déterminâmes notre route en direction de Ua Pou et de Nuku Hiva avec l’intention de relever leur position relative par rapport à Tahuata, car nous avions toutes les raisons de croire que leur localisation était erronée sur le croquis dont nous disposions.

Pour ce qui concerne les us et coutumes des habitants de Resolution Bay, nous n’avons rien appris de plus que ce qui est rapporté dans le relevé de nos transactions journalières. En effet, exception faite de ma personne pendant quelques heures les deux premiers jours suivant notre arrivée, et aussi du capitaine et du troisième lieutenant le dernier jour de notre séjour, personne ne quitta le navire.

Comprenant que nous n’aurions pas l’occasion d’en apprendre davantage sur le sujet, je rédigeai un certain nombre de questions à l’intention de Crook ; déjà très occupé à régler ses propres affaires, il n’eut pas le loisir de procéder aux enquêtes nécessaires pour trouver à toutes une réponse. Mais grâce à sa connaissance de la langue, je crois qu’on peut porter foi aux quelques commentaires qu’il a fait et que l’on trouve ci-après :

« Leurs cérémonies religieuses ressemblent à celles des îles de la Société (143). Chaque localité possède son morai (* mot créé par les Occidentaux pour désigner les enclos sacrés/tapu ; marae à Tahiti, meàe aux Marquises) où les morts sont enterrés sous un pavage de larges pierres avec des exceptions comme dans le cas du chef Honu.

Ils ont une multitude de divinités (* en raison de l’orthographe de Wilson/Crook, il est difficile de retrouver l’orthographe actuelle de ces noms que je retranscris ici tels que dans le texte original). Ceux qui sont mentionnés le plus souvent sont : Poomanne, Keeo, Enamoe, Peepeetye, Nooko, Etanow, Fatee-aitapoo, Noetye. Aucun d’entre eux n’est supérieur aux autres, mais je dispose de peu de renseignements sur le sujet. Ils n’offrent que des porcs en sacrifice, jamais des hommes. (* À ce moment-là, Crook n’avait probablement pas encore été autorisé à participer à une cérémonie de sacrifice comme ceux qu’il signale à plusieurs reprises dans son « Récit aux îles Marquises », voir Bibliographie).

Le chef Tainai est à la tête de trois vallées, Vaitahu, Taheway (* peut-être celle nommée Kauna de nos jours) et Hanamiai, qui s’ouvrent toutes sur Resolution Bay, et la baie de Hanapoo plus au sud. Il a quatre frères : Aeowtaytay (* peut-être Eiotetē ou Aiotetē – pas mentionné dans « Récit… »), Natooafeedoo (* Natuafitu, mentionné dans « Récit… »), Oheephee (* peut-être Hepe, pas mentionné dans « Récit… ») et Moeneenee (* Le Moenene mentionné par Crook dans « Récit… » est le mari secondaire de Fitiatupu, femme de Puaka, autre frère de Tainai. Ce dernier, aussi appelé Kautetē, n’est pas mentionné ici par Crook alors que dans son « Récit… », il donne encore le nom d’autres frères de Tainai, à savoir : Tapahui et Puta. Tainai avait aussi de nombreuses sœurs qui ne sont pas mentionnées ici. Crook, Op. Cit. P. 177 à 189)

Ses frères ne paraissent investis d’aucune autorité, et celle de Tainai est bien inférieure à celle des chefs de Tahiti.

Il n’y pas de forme visible de gouvernement, pas de loi établie ou de punitions ; la loi générale, c’est la coutume.

Concernant leur mœurs et la nourriture, comme la plupart des nations primitives, ils ne font pas de repas réguliers et mangent quand ils ont faim ; en ce moment de saison de pénurie, ils ne mangent qu’en faible quantité à chaque repas. Quand il y a du porc, ils en mangent cinq ou six fois par jour.

Quand ils n’ont pas de viande à disposition, ils font rôtir du fruit à pain ou préparent du poisson, du , dont ils font une sorte de « pudding » en le mélangeant à d’autres légumes (* la popoi), les noix de ihi, et une pâte élaborée à partir d’une racine ressemblant à l’igname (* peut-être le poke) ; ils renouvellent souvent ces opérations jusqu’à plusieurs fois par jour.

Les femmes ne sont pas autorisées à consommer du porc et paraissent soumises à d’autres restrictions, tout comme à Tahiti. Elles semblent beaucoup plus assujetties aux hommes et sont traitées avec rudesse. Elles sont chargées de la fabrication de l’étoffe végétale et du tressage des nattes ; il leur est interdit de cuisiner sauf pour elles-mêmes. Du chef au toutou (* il veut peut-être dire tautua, serviteur), je n’ai jamais vu aucun homme travailler, mis à part quelques vieillards occupés à confectionner des cordages ou des filets. Ils se reposent oisivement, se prélassent au soleil et tuent le temps en se racontant leurs histoires.

On dit que le chef a trois épouses ; la plus jeune se trouve ici avec lui (* Tipaihina ; voir plus haut) ; les autres sont dans différentes vallées de l’île (* En réalité, il a eu ses trois épouses l’une après l’autre. Pour plus de détails, voir dans « Récit… »). Il a plusieurs (144) enfants dont certains vivent avec lui ici, et les autres avec leur mère.

À une femme enceinte que j’avais rencontrée un jour, je demandai combien elle avait d’enfants. Trois, me répondit-elle. Lui demandant s’ils étaient tous du même homme, elle me répondit que oui. Poussant plus avant, je lui demandai si celui-ci avait d’autres épouses ; elle me répondit que non. Cela me porte à croire que, bien que Tainai ait plus d’une épouse, cette situation n’est pas habituelle, et qu’elle est peut-être le fait d’un privilège réservé aux chefs.

Ils paraissent très affectueux avec leurs enfants ; quand je remonte la vallée, je vois souvent des hommes les faire sauter sur leurs genoux, exactement comme je l’ai vu faire à un grand-père, chez moi, dans un village campagnard.

Je ne suis pas encore en mesure de décrire leurs coutumes touchant les relations individuelles, mais j’ai appris qu’il est interdit aux fils de toucher les vêtements de leur père, et qu’ils doivent toujours marcher devant ces derniers sur les chemins. Il est aussi interdit aux pères de toucher quoique ce soit, ou de manger la nourriture, qui est passé au-dessus de la tête de leur fils. Avant la puberté, on pratique l’incision du prépuce ; tous les hommes sont tatoués, jusqu’aux lèvres et aux paupières.

Ils connaissent peu la maladie ; en fait, je n’ai vu que de très rares malades. De plus, ils sont encore indemnes de cette affection funeste qui fait tant de ravages aux îles de la Société. (* la syphilis) ».

Concernant les habitants, les vêtements, les pirogues, &c. nous les avons en tous points trouvés conformes à la description donnée par le Capitaine Cook dans la relation de son « Second Voyage » dans laquelle il écrit :

« Sur le sujet de la symétrie de traits et de la stature, ils se peut qu’ils surpassent toutes les autres nations. Nous n’avons rencontré sur l’île aucun habitant qui fut difforme ou mal bâti ; tous sont forts, grands, bien proportionnés et toujours en mouvement. Les hommes mesurent entre cinq pieds dix pouces (* 1 .78m) et six pieds (* 1.82m) ; l’état de leurs dents n’est pas très bon et leurs yeux ne sont pas aussi vifs que ceux de nombreuses autres nations. La couleur de leurs cheveux est très variée mais on ne rencontre pas de rouquins. Certains portent les cheveux longs, mais ils sont généralement portés courts, à l’exception d’une touffe attachée en nœud de chaque côté du crâne. Ils ont le teint ambré, parfois noirci par le tatouage (* Crook écrit « punctures » = piqures, perforations) qui recouvre l’intégralité de leur corps. Ils vont entièrement nus, à l’exception d’une pièce d’étoffe dont ils s’entourent la taille (145) et les reins. Ces tatouages sont ordonnés suivant la plus stricte régularité car les motifs de chaque jambe, bras ou joue sont généralement identiques de l’autre côté. »

Les femmes sont bien proportionnées mais plutôt courtaudes, et la couleur de leur teint tire sur le brun. Pour celles qui avaient le teint aussi clair que celui des Européennes à notre arrivée, nous avons remarqué qu’il avait bien foncé au fil de leurs visites à bord qui les exposaient au soleil. Rares sont celles qui sont tatouées. La sœur du chef arborait des lignes parallèles sur les bras, quelques légers motifs à l’intérieur de ses lèvres et aussi sur ses paupières. Elles portent une longue pièce d’étoffe étroite qui fait deux ou trois fois le tour de la taille, et qu’elles replient entre leurs cuisses (* ce tapa à l’usage des femmes se nommait kaèu ou èuèu ; il est proche du mot tahitien pareu qui a donné le mot français paréo) ; par-dessus, elles portent une grande pièce d’étoffe, presqu’aussi large qu’un drap, qu’elles attachent aux coins supérieurs : elles font passer le nœud par-dessus une épaule, laissant le vêtement pendre à son aise jusqu’à mi-cuisse.

Le Capitaine Cook continue : « Leurs pirogues sont composées de bois et de l’écorce d’un arbre tendre qui pousse en bord de mer et qui est bien adapté à cet usage (* il s’agit du hau/fau – purau, en tahitien ; « buraou », en « français ». C’est l’hibiscus de mer, hibiscus tiliaceus.). Elles mesurent entre seize et vingt pieds de long (* 4.80m et 6m) et environ seize pouces de large (* 40cm). La proue et la poupe sont formées de deux pièces de bois massif ; la première est incurvée et la deuxième se termine en une pointe s’étirant horizontalement qui est ornée d’une grossière silhouette sculptée ressemblant de loin à un visage humain. Certaines de ces pirogues sont munies d’une voile latine (* de forme triangulaire) mais, généralement, c’est à la rame qu’on s’y déplace. »

Néanmoins, mis à part celle que Tainai avait remontée sur la plage, et deux ou trois autres, le reste était dans un état si médiocre qu’elles auraient à peine été en mesure de naviguer, même en cas de brise légère.

Leurs seules volailles domestiquées sont des coqs et des poules, et leurs seuls quadrupèdes sont des porcs ; mais les bois sont habités par de petits oiseaux au plumage vraiment magnifique et au chant joliment varié. Nous leurs laissâmes des chats et des biques, désolés que nous étions de ne pas avoir de bouc à leur donner, car ils étaient si épris de ces animaux que le chef les emmenait partout où il allait en compagnie de Crook.

Le 28 juin

Avant l’aube, nous observâmes des feux sur Ua Pou (146) et, en longeant la côte est au cours de la matinée, nous remarquâmes deux ou trois plages de sable d’où des vallées fertiles remontaient jusqu’aux collines formant le centre de l’île, et qui se terminent par des sommets accidentés et découpés s’élevant en plusieurs endroits en pics altiers qui donnent à l’île un curieux aspect.

Une pirogue se détacha d’une de ces baies et vint à notre rencontre ; quatre hommes se trouvaient à bord qui, après hésitation, se rangèrent le long du navire. Nous leur donnâmes quelques articles contre lesquels ils n’avaient rien à échanger puis, paraissant effrayés, ils prirent immédiatement le large.

Quand nous eûmes doublé la pointe nord-est, nous aperçûmes une grande pirogue double avec une vingtaine d’hommes à bord. Comme ils restaient à proximité de la côte, nous mîmes à la cape pour qu’ils se rapprochent, mais ils étaient sur leurs gardes et se maintenaient à distance. C’est à ce moment-là que nous vîmes une pirogue simple sortir d’une grande baie du nord-ouest de l’île ; elle était d’une facture exactement semblable à celles de Santa Cristina et arborait le même genre de voile latine. À l’approche du navire, ses occupants s’adressèrent fièrement à nous ; soudain, apercevant Tanomanu sur le pont, l’un d’entre eux se redressa et adopta une posture des plus lascives. Nous les invitâmes à se ranger le long du navire ; ce qu’ils finirent par faire bien qu’ils aient apparemment perdu tout courage car ils tremblèrent de peur tout le temps qu’ils restèrent près de nous. Ils nous apprirent le nom autochtone des îles que nous notâmes sur notre carte. Ils auraient aimé nous voir jeter l’ancre dans leur baie mais nous n’en avions pas envie ; nous leurs fîmes des cadeaux et prîmes congé. C’était des hommes costauds et bien bâtis, pas différents de ceux de Resolution Bay et de ses environs, sauf qu’ils étaient plutôt moins tatoués. Bien que leurs pirogues soient aussi de même facture, elles sont mieux faites et plus robustes. De même leurs maisons qui apparaissaient de meilleure qualité, vues depuis le navire. Cette baie du nord-ouest de l’île semble propre à la navigation et au mouillage et l’on peut la reconnaitre grâce à un petit îlot assez élevé qui se tient un peu au large et à une magnifique rangée de cocotiers alignés en bon ordre au-dessus d’une plage de sable blanc.

À partir de la pointe nord de Ua Pou, nous gardâmes le cap au N. N.E. pendant vingt-quatre miles (* 44,5km) pour arriver à moins d’un mille (* 1852m) de la pointe sud-est de Nuku Hiva qui est escarpée et accidentée. Comptroller’s Bay (* La Baie de Contrôleur qui baigne les vallées de Hakapaa, Taipivai et Hooumi ; ce nom lui fut donné en 1792 par Hergest, capitaine du Daedalus, premier navire à jamais pénétrer une baie de Nuku Hiva ; ce nom est toujours en usage de nos jours.) s’ouvre immédiatement sur son flanc ouest ; elle est vaste et bien abritée des vents dominants. À son entrée, proche de Craggy Point (* litt. La Pointe Escarpée, nom qu’ils ont donné au cap Martin), un petit rocher affleure à la surface de la mer lui donnant l’allure d’un bateau. En pénétrant dans la baie (147), nous aperçûmes des maisons dans une anse et un grand nombre de personnes rassemblées sur la plage sur laquelle plusieurs pirogues avaient été remontées. Toutes les vallées donnant sur cette baie avaient l’air fertile ; beaucoup de collines étaient couvertes d’arbres, et l’intérieur de ces vallées paraissait plus vivable ici que sur aucune autre des îles Marquises. À l’ouest de la Baie du Contrôleur se trouve Port Anna-Maria où le Daedalus jeta l’ancre. (* La baie de Taiohaè ; ce nom lui fut aussi donné par Hergest en 1792 et resta en usage tout au long du XIXème siècle). Au-delà et tout le tour de l’île, il est fortement probable qu’on trouve de bons mouillages.

Le capitaine New (* ?) qualifie les habitants de ces îles de « belle race humaine, extrêmement hospitalière », ce qui est un bel atout pour ceux qui auraient l’intention de s’installer à des fins d’évangélisation, surtout si l’on prend en considération les avantages naturels de l’île.

Comme il était cinq heures de l’après-midi lorsque nous repassâmes un peu au large de Craggy Point, nous virâmes cul au vent (* naviguer vent arrière) et, tout en longeant la côte sud de l’île, nous mîmes le cap sur Tahiti où il nous tardait de savoir en quel état nous retrouverions les frères qui s’y étaient installés. (* Ils ne sont pas venus à Taiohaè.)

 

Traduit de l'anglais par Jacques Iakopo Pelleau ; publié le 01/06/2020 

Mis en conformité avec la graphie académique marquisienne le 26/08/2022.
(À l'exception de certains mots extraits des dictionnaires anciens pour lesquels la graphie originale incertaine a été conservée.)

BIBLIOGRAPHIE

*- Crook, William Pascoe - Récit aux îles Marquises, 1797-1799 ; traduit de l’anglais par Mgr Hervé Le Cléac’h, Denise Koenig, Gilles Cordonnier, Marie-Thérèse Jacquier et Deborah Pope-Haere Pō-Tahiti-2007

*- Robarts, Edward « Journal Marquisien, 1798-1806 » ; traduction de Jacques Iakopo Pelleau, Haere Pō, Tahiti, 2018.

*- Wilson, Captain James – « A Missionary Voyage to the Southern Pacific Ocean performed in the years 1796, 1797, 1798 in the Ship Duff (…) », London, Chapman, 1799

 

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