Le site de partage de la langue marquisienne
Te tohua niutavavā hou mea àva atu àva mai i te èo ènana
The new site for sharing the Marquesan language

Vue de la plage Vainaho et du Fort Collet, Taiohae, Nuku Hiva. René Gillotin, 1844.

10 SEPTEMBRE 1852 - REDDITION DE TEMOANA AU COMMANDANT BOLLE

Écrit par

10 SEPTEMBRE 1852 - REDDITION DE TEMOANA AU COMMANDANT BOLLE
AUQUEL IL REMET TOUTES SES TERRES

PROLOGUE

En 1813, le Commodore Porter prend possession de Nuku Hiva qu’il nomme Madison Island ; en août, les Anglais annulent cette annexion américaine et s’arrogent la propriété de l’île.

En 1835, le baron français Charles de Thierry se fait proclamer roi de Nuku Hiva.

En 1842, l’amiral Dupetit-Thouars annexe les îles Marquises à la France.

Dix ans plus tard, il y a 170 ans, le 10 septembre 1852, l’île de Nuku Hiva devient, par acte signé, la propriété privée du Commandant particulier des îles Marquises, le lieutenant de vaisseau Salomon Bolle.

Mes dernières recherches concernant l’Histoire des îles Marquises m’ont souvent conduit à consulter le site des archives de l’École navale dont furent issue de nombreux officiers de Marine, administrateurs des îles Marquises.

Cliquer sur ce lien pour consulter le site concerné.

En ouvrant la page dédiée à l’officier Bolle qui fut Commandant particulier des îles Marquises en 1852/1853, j’ai découvert le document manuscrit bilingue, français-marquisien, daté du 10 septembre 1852, dans lequel le chef Temoana signe sa reddition et abandonne toutes ses terres au Commandant particulier Salomon Bolle qui l’envoie ensuite en captivité à Tahiti avec Vaekehu, son épouse.

temoana bolle vaekehu cadre

De gauche à droite : Temoana, dessiné en 1848 par Adèle de Dombasle ;
Salomon Bolle, crédits photos à Pierre de Lapomarède , archives de l’École navale ;
Vaekehu, photo de Lemasson, 1898

Comment en est-on arrivé à une telle extrémité dont l’issue aura d’importantes conséquences sur la suite de l’Histoire de Nuku Hiva ?

I - AVANT 1852

Après l’annexion des Marquises en 1842, en dépit d’une rapide et forte implantation militaire à Tahuata et Nuku Hiva, c’est à Tahiti que, progressivement, se déplace le centre d’intérêt stratégique de la France depuis le tout premier appel à l’aide de la Reine Pomare en septembre 1842.

En 1847, le poste de Tahuata est abandonné par la Marine et laissé à la garde des missionnaires français ; en 1849, il en est de même à Nuku Hiva.


A) - 1849 : ABANDON DE NUKU HIVA


1) - Le 17 décembre 1849
,
après avoir été progressivement réduit au fil des ans, le personnel militaire quitte définitivement le poste de Taiohae.

2) - Le 2 décembre, dans le « Procès-verbal constatant l’évacuation des Marquises sous réserve de souveraineté » extrait du « Voyage en Polynésie (1847-1850) : Le bestiaire oublié du Capitaine Noury » (Opus cit.), on peut lire :

*- « La République laisse à Nouhiva un dépôt de charbon de terre (1) sous la responsabilité des trois chefs qui s’engagent à empêcher les indigènes d’y toucher ; ces trois chefs sont Moana (*Temoana), Hope vahine (*Hopevehine, oncle-tuteur de Temoana) et Avao Noui atea (*Haavaonuiatea). »

(1) Le charbon sert à l’approvisionnement des nouveaux navires à vapeur.

*- « Moana sera spécialement chargé de la surveillance de ce dépôt ; il devra faire connaître à tous les bâtiments étrangers que ce charbon est la propriété de la France, et rendra compte au Commissaire de la République à Tahiti de toute violation de cette propriété. À cette condition, le Gouvernement laisse au dit Moana la jouissance du Fort Collet et du Pavillon des officiers (*Actuelle subdivision administrative de l’État).

*- « Le local connu sous la désignation de Magasin général (*Actuelle maison d’arrêt) sera aussi confié à Moana pour être mis à la disposition des chefs Kanaks à l’occasion des fêtes publiques. »

*- « Il sera laissé dans l’île deux chevaux, cinq bœufs ou vaches, trois moutons et trois ânes. Les chevaux sont confiés à Moana, les bœufs à Hope vahina (?), et les moutons et les ânes à Avao Noui atea. Un tiers des produits qui naîtront appartiendront aux chefs ; les deux autres tiers resteront propriété de la France. »

*- « L’hôtel du Gouvernement et ses dépendances (*Actuelle résidence de l’Administrateur d’État) sont laissés aux missionnaires à titre de prêt. »

*- « Le pavillon national sera retiré de l’établissement au départ du personnel ; mais les droits de la France n’en continueront pas moins à exister, et des bâtiments de guerre viendront de temps en temps s’assurer de ce que personne ne les a méconnus. La République pourra, quand elle le jugera convenable, remettre une garnison dans la baie. »

*- Temoana continue à toucher son traitement de 2000 francs-or par an. (Radiguet, opus cit. p. 230)


B) - 1850


1) - En début d’année,
suite au départ des troupes, des troubles subviennent à Ua Pou et Nuku Hiva. À Taiohae, le chef Hopevehine, qui assiste souvent à la messe, prend de l’ascendant sur Temoana qui ne suit pas encore la religion catholique. Leur opposition sème le trouble dans l’île.

2) - Le 28 mai, après rétablissement de l’ordre par un navire de passage, on réinstalle un poste militaire composé de vingt-deux soldats commandés par un sous-lieutenant.

3) - Le 8 juin à Paris, l’assemblée législative vote l’établissement d’un lieu de déportation aux Marquises dont voici quelques extraits :

*- Article 4 : « La vallée de Vaitahau (*Vaitahu, Tahuata), aux îles Marquises, est déclarée lieu de déportation pour l’application de l’article premier de la présente loi. »

*- Article 5 : « L'île de Nuka-Hiva, l’une des Marquises, est déclarée lieu de déportation pour l’exécution de l’article 17 du Code pénal. »

4) - Cette année-là à Nuku Hiva, afin de trouver une solution aux différends entre Teii et Taipi, Temoana convie un chef Taipi à une entrevue à laquelle ce dernier vient sans armes. Après avoir échangé quelques mots, Temoana l’abat d’un coup de fusil aux cris de « Je te tue au nom des Français ». Le commandant du fort fait savoir aux Taipi que les Français ne sont en rien complices de cet odieux guet-apens. (Radiguet, opus cit. p. 229 et G. Dening, opus cit. p. 227)


C) - 1851

Le 10 juillet, sans connaître la décision du site de déportation, les militaires abandonnent à nouveau le poste, le sous-lieutenant étant parti le 28 mai.


II - 1852

1) - En juin, avec à sa tête le commandant Salomon Marcellin Édouard Bolle (1804-1871), la garnison est rétablie avec l’arrivée de trois déportés à bord de La Moselle : Alphonse Gent, Louis Longomazino, Albert Ode et leurs familles respectives sont enfermés dans ce qu’il reste du Fort Collet.

Un an plus tard, Longomazino est autorisé à s'établir à Tahiti ; en 1854, les famille Ode et Gent voient à leur tour leur peine commuée et s'embarquent pour Valparaiso.

2) - Deux blockhaus venus de France sur la Moselle sont installés sur une colline de Haavao et sur une hauteur dominant Tuhiva au nord-est. Le capitaine de frégate Bolle dirige une compagnie d’infanterie, de dix ouvriers d’artillerie, de douze gendarmes, le tout appuyé d’un navire stationnaire, la Durance. On trace une route le long de la plage et vers les points fortifiés à l’entrée des vallées Hikoei et Hoata, résidence de Temoana. (Radiguet p. 231)

Courte vidéo racontant l'épisode, extraite de mon « Histoire des îles Marquises » en vidéo.

3) - En août, des conflits éclatent entre deux clans. Afin d’apaiser la situation, Bolle entreprend une conciliation mais des envoyés de Temoana s’interposent et des insultes sont proférées envers la France.

4) - Le 2 septembre, Bolle obtient la promesse de se faire livrer vingt porcs en réparation des injures.

5) - Le 4 septembre, Bolle envoie chercher Temoana qu’on trouve ivre ; Bolle le retient jusqu’au matin ; libéré, il promet de calmer les esprits et de livrer les porcs mais il prétend aussi que ces sont les ènana qui veulent la guerre, pas lui, ni sa femme, ni son clan.

6) - Dans un courrier à Tahiti où il expose le contraire des dires de Temoana, Bolle raconte comment, le lendemain, il attaque la vallée Hoata en la faisant canonner depuis les corvettes Durance et Bucéphale ancrées dans la baie ; il réclame aussi des renforts.

7) - Le 10 septembre, après avoir fait signer à Temoana une déclaration par laquelle ce dernier reconnait sa défaite et lui dévolue toutes ses terres, il envoie Temoana et Vaekehu en captivité à Tahiti.

bolle reddition cadre

Acte de reddition de Temoana au Commandant Bolle - Archives de l'Ècole navale déjà mentionnées.

reddition temoana cadre

Retranscription de Jacques Iakopo Pelleau
Au début du 2° du texte marquisien, noter le mot « Iarau », inusité de nos jours,
peut-être imité du tahitien, dont la signification est « Tous, partout ». (Dordillon, opus cit p. 185)

8) - Le Père Dordillon les suit à Tahiti afin de défendre la cause du couple.

Désavoué par le Commissaire Page de Tahiti, Bolle quittera son poste l’année suivante et Temoana retrouve rapidement son île.


III - 1853

1) - Le capitaine de frégate Charles Félix Favin Lèvêque (1808-1880) remplace le commandant Bolle. Son rapport fournit de précieux détails. La population de Nuku Hiva est de 3150 habitants ; les missionnaires accomplissent une œuvre bienfaisante et ont de nombreux baptisés après la conversion de Temoana ; ce dernier collabore parfaitement avec les Français dont il reçoit une solde en compensation du droit d’ancrage qui lui revenait et qui est maintenant perçu par l’administration coloniale ; les chefs secondaires reçoivent aussi une solde.

2) - À soixante mètres environ en amont de la Résidence du gouverneur, (* Entre la Poste et l’Hôpital actuels), on établit un pénitencier composé de six maisonnettes identiques dans un enclos facile à surveiller : trois pour les déportés et leur famille, trois pour le lieutenant de gendarmerie et ses hommes. Avec un navire stationnaire dans la baie, dix ouvriers d’artillerie, douze gendarmes et une compagnie d’infanterie, en plus des déportés et de leur famille, ce sont environ trois cents Français qui résident alors à Nuku Hiva.

3) - Le 8 mai, à Taiohae, se déroule le baptême solennel de Takiehitu, chef de la vallée de Hikoei ainsi que de tout son clan.

4) - En mai, pour remplacer Lévêque, le Commandant particulier Henri Jouan (1821-1907) arrive à Taiohae où il restera jusqu’en novembre 1856, en deux séjours. Il estime la population totale de l’archipel à 11900 habitants.

5) - Le 29 juin, conversion au catholicisme et baptême de Temoana et de son épouse Vaekehu qui prennent les noms de Jules, Charles (Karoro), et Élisabeth (Eritapeta). Le fils de Temoana, Moanatini prend le nom de Stanislas (Taniha), et sa fille aveugle, Teikiautini, prend aussi le nom d’Élisabeth.

On peut consulter l’article traitant de cet évènement en cliquant sur ce lien.

Ils sont suivis du chef de Hoata et d’une soixantaine de leurs proches ; le reste du peuple suivra leur exemple. Les autorités locales ainsi que des officiels ènana de Ua Pou sont invités à un banquet/kainamau pour lequel quatre-vingts porcs sont passés au four.

6) - Temoana fait don à l’Église catholique du tohua koìka Pikitouaomauia non loin de chez lui où il demande au Père Dordillon qu’on instruise ses enfants et son peuple. Site à la fois religieux et profane autrefois très fréquenté, il est alors tombé en désuétude du fait de sa proximité avec la côte, et de la trop grande fréquentation des hāoè.

Ce vaste site abrite toujours la Mission des Îles Marquises comprenant la Cathédrale Notre-Dame des îles Marquises, l’École St Joseph et un internat, des ateliers, les logements des frères et des prêtres, le presbytère, une salle paroissiale jouxtant une salle de cinéma, le Lycée agricole Saint-Athanase avec son internat et tous ses terrains, ainsi qu’un terrain de football ; seule la résidence épiscopale se trouve à l’extérieur de l’ensemble, à quelques dizaines de pas vers l’est, au-delà de la rivière Vaikeu.


CONCLUSION

Sur le plan juridique, le document de reddition a dû être considéré comme nul et non avenu par le gouvernement de la colonie, et Temoana est rentré en possession de ses biens à son retour.

Afin de remercier le Père Dordillon de son intervention auprès du Gouverneur Page, Temoana et Vaekehu se font baptiser quelques mois après leur retour.

En dépit de cette conversion du chef des Teii, l’évangélisation progresse si peu que, dix ans plus tard, en mars 1863, Mgr Dordillon, se fera l’exécuteur de la culture marquisienne en faisant appliquer le « Règlement » dont il est l’instigateur aux côtés du Commissaire impérial Gaultier de la Richerie.

On peut consulter les décrets de ce règlement en cliquant sur ce lien.

 

BIBLIOGRAPHIE

*- Dening, Professor Gregory « The Marquesan Journal of Edward Robarts 1797-1824 », Pacific History Series, number 6, Canberra, 1974

*- Dening, Greg - Marquises 1774-1880, Réflexion sur une terre muette - Traduit de l’anglais par Mgr Hervé Le Cléac’h, Danièle Peiffert et Léopold Musyan-Association Èo Ènata-Tahiti-1999

*- Dordillon, Mgr Ildefonse-René « Grammaire et dictionnaire de la langue des îles Marquises – Marquisien/Français », Institut d’Ethnologie, Paris, 1931.

*- Jangoux, Michel « Voyage en Polynésie (1847-1850) : le bestiaire oublié du capitaine Noury », Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2017.

*- Radiguet, Max : « Les Derniers Sauvages », éditions Duchartre et Van Buggenhoudt, Paris, 1929.

*- Radiguet, Max, « Les Derniers Sauvages », éditions Phébus, Paris, 2001.

 

Informations supplémentaires

  • VideoCenter: Non

Comments est propulsé par CComment