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Vue de la plage Vainaho et du Fort Collet, Taiohae, Nuku Hiva. René Gillotin, 1844.

Pitié pour « Koùtaù » ! (I uē ia « Koùtaù »)

Écrit par


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I) – AUTREFOIS, QUE DISAIT-ON ?

A) – Aux Marquises

Si vous demandez à un sexagénaire ou un septuagénaire marquisien comment on disait « merci » dans les années cinquante, soixante et soixante-dix, il vous répondra qu’on ne disait « merci » qu’en français, et qu’il n’existait pas de mot pour le traduire.

Dans son ouvrage « Vie quotidienne aux Îles Marquises entre 1774 et 1842 », Dominique Pechberty explique comment la société ancienne était basée sur un système d’échanges permanent, principalement au niveau des chefs vers lesquels tous les biens se trouvaient dirigés.
Celui qui recevait un cadeau en était toujours redevable à son donateur ; il ne pouvait le remercier qu’en lui retournant la pareille sous quelque forme que ce fût.

On ne disait pas « merci », on matérialisait le remerciement sous forme d’un présent qui en appelait lui-même un autre ; l’ancien Marquisien était en permanence « l’obligé » d’un compatriote.

Avec le temps et la disparition de la société traditionnelle, ces valeurs d’échange ont périclité. Le rôle centralisateur et redistributeur des chefs a disparu ; l’argent monétisé ayant fait son apparition, c’est avec lui qu’on s’acquittait désormais d’une dette, quelque fût sa nature. C’est donc avec l’argent qu’on disait alors « merci » puisqu’il n’existait toujours pas de mot « pour le dire ».

B) – À Tahiti

En l’occurrence, le tahitien est très en avance sur le marquisien. En effet, dès le début du XIXème siècle, les sujets de la dynastie Pomare exprimaient leur remerciement par un « Ua māuruuru vau » signifiant (acception toujours en vigueur) « Je suis satisfait ». Très rapidement, le mot central a été utilisé seul, permettant à Mgr Tepano Jaussen de l’inclure tel quel avec la traduction de « merci » dans son dictionnaire tahitien de 1861.


II) – QUE NOUS APPRENNENT LES DICTIONNAIRES ?

Selon Mgr Dordillon, il existait bien en marquisien des mots pour remercier, mais uniquement pour refuser une offre, dans le sens de « Non, merci » ; il s’agit de « Umoì », page 285-I, et de son dérivé « Moì », page 189-I.

Tous ceux qui parlent marquisien connaissent la négation « Umoì » qui, entre autres, permet d’interdire fortement une activité : « Umoì ôtou e hee ma înā ! », « Vous autres, n’allez pas par-là ! ». Elle peut aussi être utilisée pour manifester son refus face à une offre. « U makimaki òe i te ika ? » « Umoì ! » : « Veux-tu du poisson ? » « Non merci » ; sous-entendu, « J’en ai assez, je n’en veux plus ».

Sous la même rubrique, Mgr Dordillon explique que « Umoì » peut aussi être un verbe se traduisant par « refuser d’accepter, dire merci ». Étant donné qu’il ne donne pas d’exemple, je ne vois pas très bien comment le construire dans ce contexte.

Sa variante « Moì » s’entend fréquemment de nos jours. Pour refuser une offre, Mgr Dordillon précise qu’on disait « E moì », « Non, merci ». Il nous présente aussi le verbe « haamoì » pour signifier « refuser d’accepter, remercier ».

En outre, lors de mon étude systématique du dictionnaire de l’évêque précité, j’ai cru faire la découverte du siècle en arrivant au mot « moti », page 191-I, dont la traduction de « bien, merci » m’avait fait croire un instant que j’avais trouvé l’ancien mot marquisien pour dire « merci ». En lisant la suite, j’ai compris que c’était une autre variante de « umoì » ne s’appliquant, elle aussi, qu’au refus d’une offre.


III) – UN MOT POUR REMERCIER, POURQUOI FAIRE ?

A) – Avant les années 1970

Pendant des décennies donc, les Marquisiens se sont passés du mot « merci ». Avec le franc-parler, ou le franc-écrire, qui me caractérise, je dirais que, de toutes façons, ils n’en n’avaient pas besoin puisque, loin de tout et de tous, oubliés qu’ils étaient de la République et du gouvernement local, on ne leur faisait pas de cadeaux : ils n’avaient donc pas besoin de dire « merci ».

La notion d’obligation d’échange ayant disparu, les gens avaient perdu l’habitude de remercier, laissant au donateur le plaisir de donner sans espérer recevoir quoi que ce fût en échange, même verbalement.

Par contre, il est intéressant de constater que le besoin de dire « merci », et la nécessité de trouver un mot marquisien pour le matérialiser se soient progressivement fait jour à la fin des années 1970.

B) – À partir des années 1970

Dès son arrivée aux Marquises en 1971, en plein milieu de la période d’abondance matérielle apportée par les essais nucléaires, Mgr Hervé-Marie Le Cléac’h a entrepris de secouer l’esprit de ses ouailles, les encourageant à renouer avec leur identité culturelle que, jusqu’alors, l’Église catholique, l’État français et le gouvernement tahitien encore balbutiant, avaient souvent ignorée, voire réprimée.

D’un côté, les Marquisiens se sont ainsi trouvés poussés par un certain progrès matériel venant de l’extérieur et encouragés, de l’autre, à manifester leur différence.

Mené par une élite de jeunes instituteurs et de « tuhuka », le réveil culturel tant attendu par l’évêque se matérialise à partir de 1978.

Cette année-là, le gouvernement local décide d’imposer le reo tahiti dans toutes les écoles du territoire. Se sentant encore une fois méprisés, les Marquisiens se rebiffent enfin et, en même temps qu’ils obtiennent l’enseignement de leur langue dans les établissements scolaires de l’archipel, ils créent l’association culturelle « Motu haka » dont Mgr Le Cléac’h devient président d’honneur.

C) – Le choix de Koùtaù

En 1980, à la requête de Mgr Hervé Le Cléac’h, les membres de Motuhaka s'inquiétèrent de trouver un mot marquisien pour dire « Merci ». Uki Haiti est alors intervenu pour dire que, lorsque sa grand-mère recevait quelque chose en cadeau et qu’elle n’avait rien sous la main pour remercier la personne, elle disait : « Koù taù te haahua atu i ta òe. » « Puissé-je te rendre la pareille un jour. » Pour simplifier, Motuhaka a adopté le mot « Koù taù ». Dans le même sens, « Vaièi nui » (Grande générosité) est aussi utilisé dans le groupe sud.

Il faut dire que « Koù taù » sonne bien avec son « k » et son « t » qui lui donnent de la force ; il n’est pas, non plus, difficile à prononcer pour un étranger qui peut le mémoriser aisément. Et puis maintenant, on peut enfin dire « merci » en marquisien. « On n’est pas des sauvages, quoi ! ».

Voici trois exemples illustrant la construction de « Koù taù » :

*- Pour remercier quelqu’un : « Koù taù nui ia òe ! », « Merci à toi ! »

*- Pour remercier quelqu’un de sa générosité ou de son aide : « Koù taù nui no to òe vaièiìa/tokoìa mai ! », « Merci de ta générosité/de ton aide !»

1) – Que dit Mgr Dordillon ?

L’origine de « Koù taù » réside en premier dans le mot « Koù » dont Mgr Dordillon dit page 167 que c’est une interjection, « Koù ! », exprimant le regret du manque de quelque chose ; il la traduit par « Que n’ai-je ! Plût à Dieu ! » ; elle signifie « Si seulement… » tout comme dans l’exemple tiré du dictionnaire : « Koù te vai ! » « Si seulement j’avais de l’eau ! »

Ce manque de quelque chose comprend aussi l’espoir de le combler. Jusqu’à ce jour, « Koù » exprime le souhait de voir un événement se réaliser. Pour exprimer à une assemblée son souhait de voir les gens participer à une réunion qu’il vient d’annoncer, le locuteur dirait : « Koù e tihe mai tātou nui etià e pao vave ta tātou hana ! », « Puissions-nous venir nombreux afin de finaliser rapidement notre travail. »

2) – Que dit Mgr Le Cléac’h ?

C’est uniquement dans le lexique de Mgr Le Cléac’h que, en plus des définitions données par Mgr Dordillon, on trouve une référence à « Koù taù ». La publication de cet ouvrage en 1997 vient conforter notre opinion sur la jeunesse du mot.

D’emblée, et en raison de son origine expliquée plus haut, on remarque qu’il s’écrit en deux mots « Koù taù ». Ceux-ci marquent le début de la locution « Koù taù haahua atu » ou bien « Koù taù e haahua atu ia òe » signifiant « Puissé-je te le rendre un jour » ou bien « J’espère te le rendre un jour ».

3) – Avantages et inconvénients ; bonheurs et malheurs de Koùtaù

Si l’on se trouve bien ici dans la notion d’obligation d’échange rapportée dans l’ouvrage de Dominique Pechberty cité plus haut, il faut admettre que la longueur de l’expression l’empêche d’être utilisée dans son entier.

Ainsi parachuté, presque sans légitimité, « Koù taù » a été très vite maltraité.

a) - Tout d'abord, l'usage ayant force de loi, les deux mots ont perdu leur occlusive glottale [‘], et ont été réunis pour ne plus former qu’un seul mot. Raison pour laquelle, désormais, on n’entend plus, ou l’on ne voit plus que « Koutau ».

b) - Ensuite, c'est l’orthographie de « Koù taù » qui a été martyrisée ; ce qu’on voit écrit sur facebook et internet est catastrophique. On y trouve des « Koutou », des « Kutau », des « kutou » et même des « kautou ». Quel carnage ! Heureusement, pas encore de « Couto », de « Coutau » ou de « Couteau ! »

Cela prouve bien que le mot n’est pas encore entièrement entré dans les mœurs linguistiques des marquisianophones.

Dans les six îles de l’archipel, nombreux sont ceux qui sont entrés en résistance contre « Koù taù », et qui lui préfèrent « Vaièi nui » (Grande générosité) ou tout simplement « Meitaì nui » (C’est très bien).

c) – Pour compliquer le tout, certains locuteurs ne conservent que « Koù ». Pour exprimer leur remerciement à quelqu’un de son travail, ces derniers disent : « Koù no ta òe hana taetae oko », « Merci de ton travail si précieux. »


4) – Et « Remercier », alors ?

D’autant que les « inventeurs » de « Koù taù » ont oublié un détail important. Si avec le mot « Merci », il est facile de créer le verbe « Remercier », avec « Koù taù », il est impossible de fabriquer « Haakoùtaù/hakakoùtaù », un barbarisme qui ferait éclater de rire le premier ènana/ènata venu.

Tout comme le propose Mgr Le Cléac’h dans son lexique, pour dire « Remercier », on peut utiliser « Haaèka ». On peut surtout repartir de « Meitaì » pour fabriquer « Haameitaì/hakameitaì ».

Si l’on avait choisi « Meitaì nui » pour dire « Merci », avec le verbe « Haameitaì/hakameitaì » pour dire « Remercier », comme beaucoup de gens le font, tout aurait été bien plus simple.

Enfin, un peu comme les Italiens avec leur « Grazie mille », ou les Espagnols et leur « Muchas gracias », deux expressions héritées du latin, on peut aussi remercier en « Rendant grâces ». Mais en marquisien comme en français, cette formule est désormais réservée à Dieu, avec le verbe « haahuaèkaèka i te Etua ».

Puisque c’est un choix quasi académique et, à moins d’utiliser en permanence « Meitaì nui » ou « Vaièi nui », il nous faudra donc continuer à « Faire avec » « Koùtaù nui » en prenant garde de l’écrire et de le prononcer sans faute, … De grâce !

 

KOÙ TAÙ/KOÙTAÙ NUI IA ÔTOU PAOTŪ !

 

Rédigé par Jacques Iakopo Pelleau en 2017.
Mis en conformité avec la graphie académique marquisienne le 1
4/08/2022.

 

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