ORIGINES DE TEMOANA : DE NOUVELLES QUESTIONS…
*- Les notes entre parenthèses avec * sont de Jacques Iakopo Pelleau.
*- Les notes sans * sont des auteurs cités.
PRÉAMBULE
Après une année passée à Tahuata, le missionnaire protestant, William Pascoe Crook, vit à Nuku Hiva de mai 1798 à janvier 1799. Proche du chef des Teii de Taiohae, Kiatonui, il a rédigé le journal de son séjour dans lequel, entre autres, il donne le noms de la plupart des personnalités importantes de l’époque. C’est à partir de ces données familiales que les historiens ont déduit la lignée ancestrale de Temoana, grand-chef de Nuku Hiva, décédé en 1863. (Voir Bibliographie en fin d'article)
Dans son journal de voyage sur le navire Vincennes, le Pasteur américain Samuel Stewart donne d’autres précisions, corroborées par le Capitaine Finch, commandant du même navire, et notés lors de leur escale de quinze jours à Nuku Hiva en juillet/août 1829. Ces précisions mettent la généalogie précédente en question.
I – LA LIGNÉE DE TEMOANA SELON W.P. CROOK
A) – Le texte de Crook (Op. Cit. p. 135 (●227●))
« Le chef des Tevatani (* Teavaani, la tribu de Hooumi) a épousé une des filles de Putahaii (* Une des filles de la mère de Kiatonui, donc une sœur de Kiatonui) ; leur fille Hinateiani, une femme d’âge mûr surnommée Tehonotutuaki, est liée par le mariage au fils aîné de Kiatonui, Tuitoua, qui n’est encore qu’un jeune garçon ; son rôle est donc tenu par le pekio (* mari secondaire) de Hinateiani. Elle s’est montrée si férue de changement qu’elle a déjà vécu avec quelque quarante personnes dans ce rôle. Elle n’a mis au monde que trois enfants : l’aînée, une fille, est décédée ; le second, un garçon, porte un des noms du chef, Pakauoteii (* Autre nom de Kiatonui, son « grand-père ») ; le troisième est aussi un garçon, né fin 1798, qui se nomme Tamouiteii. Pakauoteii n’a guère plus de quinze mois que son frère, mais comme il porte le nom du chef, et est considéré comme l’héritier présomptif de ses privilèges (malgré l’impossibilité d’un lien naturel entre eux), on lui témoigne, plus qu’à tout autre dans l’île, le plus haut respect. »
B) – Tableau récapitulatif
C) – Que nous indique ce tableau ?
1) – De Kiatonui à Tuitoua, de Tuitoua à Pakauoteii, de Pakauoteii à Temoana, ce dernier est arrière-petit fils de Kiatonui.
2) – De Kiatonui à Tahiatapu, de Tahiatapu à Paetini, de Paetini à Apekua et Vaekehu, ces dernières sont arrière-petites-filles de Kiatonui
3) – Les mariages successifs de Temoana avec Apekua puis Vaekehu réunissait deux lignées de cousins/cousines éloignés, arrière-petits-enfants de Kiatonui.
II – LES INDICATIONS DONNÉES PAR LES VISITEURS HOLLANDAIS DE 1825
(Mise à jour du 05/10/2021 grâce aux documents fournis par Caroline van Santen que je remercie ici)
Le lundi 23 août 1824, deux navires de la marine néerlandaise quittent les Pays-Bas pour une mission commerciale autour du monde ; ce sont la frégate Maria Reigersberg, commandée par le capitaine Frederik Coertzen, et la corvette Pollux, commandant Christiaan Eeg.
Ils sont en vue de Hiva Oa le 13 mai 1825 et arrivent à Taiohae le 15 mai. Le 17 mai, les officiers descendent à terre où ils installent une tente près du point d’eau ; ils y reçoivent deux chefs et un jeune enfant.
Cinq membres de l’expédition font un compte-rendu du séjour mais aucun ne donne le nom des deux chefs ni du jeune enfant, qui est presque certainement Temoana ; voilà ce qu’ils en disent :
*- C’est un jeune enfant, entre 2 et 10 ans, entièrement nu, pas du tout tatoué.
*- Son père est mort au combat quelque temps auparavant et il est considéré comme son successeur.
*-Il est entouré de gardes qui le portent sur le dos.
*- Comme il est considéré comme fils ou descendant de Kiatonui, le capitaine Eeg lui offre une petite chaîne d'acier à laquelle sont attachées quelques bagatelles ; il attache aussi autour de son cou un ruban de l'ordre militaire Williams.
Le 23, les Hollandais font un déplacement à Hakatea et Hakaui et quittent Nuku Hiva le 26, emportant quelques objets et des dessins des habitants.
Conclusions
Dès 1825, le père de Temoana était déjà mort et, âgé entre 3 et 10 ans, le chef-orphelin était sous la tutelle de régents. C’est ce que confirme le Pasteur Stewart en 1829.
III – LES INDICATIONS DONNÉES PAR LE PASTEUR STEWART EN 1829
Couverture du journal de Stewart représentant le chef Te Ipu.
On peut en lire la traduction en cliquant sur ce lien.
(Afin d'éviter la confusion de nom, Moana/Temoana est le grand-chef de Nuku Hiva qui mourut en 1863 ; Moana est son père)
A) – Au sujet de Moana/Temoana
1) – Le 27 juillet (Stewart - Op. Cit. p. 140)
Dès leur arrivée, le navire se porte du côté de Hakapehi :
« Il nous fallut attendre au moins deux ou trois heures pour voir une pirogue officielle se ranger à nos côtés. Le groupe était composé de Moana (* Temoana), le prince, ou roi de la tribu, un garçonnet âgé d’environ huit ans ; de Haape, tuteur du prince et régent durant sa minorité, accompagné de son fils Teinae, du même âge que Moana ; et de Piaroro, ou Piaoo, un chef de haut rang de la tribu voisine des Hapaa. »
2) – Le 28 juillet (Stewart - Op. Cit. p. 144)
À l’invitation du chef Haape, les Américains se rendent chez lui, à terre :
« La maison de Haape, chez lequel réside le jeune roi Moana (/Temoana), est située sur le promontoire rocheux d’une petite colline près de la plage, et domine la baie. » C’est le paepae Haèèi, résidence de Kiatonui lors du passage des Russes en 1804, et désormais demeure du maître-sculpteur Edgar Tamarii, au-dessus de la boulangerie Joseph.
3) – Le 3 août (Stewart - Op. Cit. P.199)
« Après la soumission des Taipi par le Commodore Porter en 1814, il apparait que Keatanui (* Kiatonui), alors chef des Teii de Taiohae, ait été reconnu concrètement roi de toute l’île de Nuku Hiva, et qu’à sa mort, ce titre ait été transmis à son successeur, son fils Moana, père du présent prince Moana (* Temoana). Toutes les tribus reconnaissent, partiellement du moins, le jeune prince comme héritier légitime du titre, jusqu’aux Taipi, la grand-mère maternelle du garçon étant une princesse de leur clan et demeurant dans leur vallée principale. »
En réalité, lors d’un déplacement en famille dans la vallée de cette grand-mère, nous comprenons qu’il s’agit de Hooumi et non de Taipivai, visitée à une autre occasion. La grand-mère maternelle fait donc partie de la tribu des Teavaani ; et comme ils font partie de l’alliance Taipi, c’est de là que provient la confusion des noms.
4) – Le 11 août – Note d’information laissée à Morrison par le Capitaine Finch à l’intention des prochains navires en escale (Stewart - Op. Cit. p.437)
« Haape est le plus grand propriétaire terrien de la baie de Taiohae dont il est le chef ; il est aussi régent et tuteur de Moana (/ Temoana), le jeune orphelin, héritier légitime du titre de roi ou de grand chef de l’île toute entière qui lui reviendra, je pense, quand il en aura atteint l’âge. »
B) – Au sujet de la situation politique
Constatant l’état de délabrement de Taiohae, le manque de nourriture et la présence prédominante des Hapaa sur place, Stewart s’en inquiète auprès de Morrison, leur interprète, qui donne les explications suivantes (Stewart - Op. Cit. pp 149-150)
« Morrison expliqua que l’état dans lequel se trouvait le temple « Meàe » résultait d’une guerre qui s’était déroulée au cours de l’année passée entre les Teii de la vallée et leurs voisins Hapaa ; ces derniers ayant été victorieux, ils avaient détruit jusqu’aux temples, emportant toutes les idoles et laissant les bâtiments en ruines. (…) Il semble qu’on doive aussi attribuer à cette défaite la pauvreté manifeste des chefs et de la population, tout autant que l’état de négligence et de dégradation dans lequel se trouve la région. Haape est véritablement vassal de Piaroro, chef des Hapaa qui joue les hôtes apparents mais garde un œil despotique sur la vallée dont il perçoit les redevances. »
IV - MOANA, FILS DE KIATONUI ET PÈRE DE TEMOANA
1) - Avant tout, il est important de se rappeler que, grâce à Crook, nous savons que le grand-père maternel de Kiatonui se nommait déjà Moana ; époux de Titihakaiki, il était chef des vallées Meau et Hoata. Il était peut-être né entre 1720 et 1730.
2) - À la page 135 (●225●/●226b●) de son journal, Crook énumère les enfants « hors-mariage » de Kiatonui :
« Deux autres, âgés de cinq ou six ans, vivent dans la famille du chef ; un garçon nommé Moana, et une fille qui porte le propre nom de l’épouse de Kiatonui, Tahiataioa. Cette dernière se montre très attachée à Moana qui est le plus jeune garçon de la famille, mais elle traite durement la petite fille. »
Pourtant, à la même époque, comme signalé plus haut par Crook, ce n’est pas Moana qui est reconnu comme héritier de Kiatonui, mais un de ses « neveux », petit-fils de Kiatonui : Pakauoteii, âgé à l’époque d’un an et demi.
V – FAITS ET HYPOTHÈSES
FAITS |
HYPOTHÈSES |
1) - 1793 (+ ou -) : Naissance de Moana, fils né de Kiatonui et d'une autre femme que Tahiataioa. 2) - 1806 : La guerre menace au sein de la famille de Kiatonui ; l’Anglais Edward Robarts quitte Nuku Hiva pour éviter de choisir entre deux camps familiaux. Il vivait à Nuku Hiva depuis 1801 et avait épousé une sœur de Kiatonui. |
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3) - 1820 (+ ou -) : a) - Mort de Kiatonui. b) - Naissance du jeune Moana/Temoana. c) – La chefferie revient à Moana, fils né de Kiatonui et d’une autre femme que Tahiataioa. 4) – Entre 1820 et 1827 (+ ou -) : Mort de Moana et crise dynastique ; Haape est désigné régent du jeune chef Moana/Temoana, âgé de sept ans environ. Profitant du décès de Moana, les Hapaa attaquent les Teii et prennent le pouvoir à Taiohae. |
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5) - 1829 : C’est la situation qui est constatée par Stewart en juillet-août. Elle durera tout au long de la décennie 1830. Cette instabilité sera probablement aggravée par le décès de Haape le 4 décembre 1833, laissant à nouveau le jeune Moana/Temoana seul, et causant peut-être son départ vers l’Europe, le 16 avril 1834, sur le navire Royal Sovereign (Dening, Op. Cit. p.184). |
VI – PROPOSITION D’UNE DEUXIÈME GÉNÉALOGIE DE TEMOANA
D’après les écrits de Stewart, Moana/Temoana serait donc petit-fils de Kiatonui, et non son arrière-petit-fils conformément à la tradition orale et aux écrits historiques, probablement inspirés du récit de Crook. Dans cette généalogie, Apekua et Vaekehu restent ses cousines.
Pour sa descendance, cela ne change donc pas la suite de l’Histoire…
VII – ÉPILOGUE
Tout en jetant un doute sur la filiation directe de Moana/Temoana, le récit de Stewart vient aussi confirmer que le garçonnet est bien l’héritier de Kiatonui.
Quant à ses deux parents de la première généalogie, les nombreux documents relatant cette période-là n’y font pas allusion. Seuls le sont ses régents : Haape, Hopevehine et Niehitu. Pourquoi cette absence apparente auprès de leur fils des parents de la première généalogie ?
Au retour de Temoana à Taiohae, le 29 novembre 1839, ils ne sont pas mentionnés non plus. C’est seul, face à Pakoko, que le jeune chef, âgé de moins de vingt ans, entreprendra de reprendre, dans le sang, sa place de chef-hakāìki des Teii de Taiohae.
En remerciement de sa collaboration avec les autorités françaises, ces dernières le nommeront grand-chef de Nuku Hiva en 1863 (Archives BOEFO-1863-p.55). À sa mort, le 12 septembre 1863, son fils, Stanislas Moanatini, le remplacera dans cette fonction.
(Selon les experts financiers, un franc de l'époque équivaudrait à 3.27 € ;
donc 1800 francs = 5886 € = 702376 cfp ; 3000 francs = 9810 € = 1 170 627 cfp)
Rédigé par Jacques Iakopo Pelleau - Taiohae, Nuku Hiva, août 2021; mis à jour le 06/10/2021
BIBLIOGRAPHIE
*- Crook, William Pascoe - Récit aux îles Marquises, 1797-1799 ; traduit de l’anglais par Mgr Hervé Le Cléac’h, Denise Koenig, Gilles Cordonnier, Marie-Thérèse Jacquier et Deborah Pope-Haere Pō-Tahiti-2007
*- Dening, Greg - Marquises 1774-1880, Réflexion sur une terre muette - Traduit de l’anglais par Mgr Hervé Le Cléac’h, Danièle Peiffert et Léopold Musyan-Association Èo Ènata-Tahiti-1999
*- Radiguet, Max : « Les Derniers Sauvages », éditions Duchartre et Van Buggenhoudt, Paris, 1929.
*- Radiguet, Max, « Les Derniers Sauvages », éditions Phébus, Paris, 2001.
*- MS Robarts, Edward : « Memoirs of Edward Robarts, an ordinary seaman, describing his travels and adventures in the South Seas from 1797 to 1824, particularly his seven year stay on the Marquesas Islands. Identifier : Adv.MS.17.1.18 - 1824. (Creation) 171 pages. Folio. Microfilm available : Mf.Sec.MSS.222. The volume was published as « The Marquesan Journal of Edward Robarts 1797-1824 », Pacific History Series, number 6 (Canberra, 1974), edited by Professor Gregory M Dening. »
*- Robarts, Edward « Journal Marquisien, 1798-1806 » ; traduction de Jacques Iakopo Pelleau, Haere Pō, Tahiti, 2018.
*- 1825 :
- Eeg, C., 1824-1827. Generaal Journaal van Z.M. Korvet Pollux over de Jaren 1824, 1825, 1826 en 1827. Scheepsjournalen, 1813-1995. Nationaal Archief: Arch.inv. 2.12.03, inv.nr. 3601, p. 171
- Haersolte, J.C. van, 1824-1826. Journaal gehouden op eene reis rondom de wereld, door JCHvH. Historisch Centrum Overijssel: Arch.inv. 0237.1 Haersolte, familie Van, tak Haerst, den Doorn en Zuthem, inv.nr. 129, pp. [22. 25]
- Singendonck, W.C., 1824-1825. Beschrijving van een reis naar Indië over Kaap Hoorn met ZrMs "Maria Reigersbergen" en "Pollux", loopende van Mei 1824 - Aug 1825. Het Scheepvaart Museum: Inv.nr. S.1539 [nr 0001], p. [32]:
- Troost, P., 1829. Aantekeningen gehouden op eene reis om de wereld met het Fregat de Maria Reigersberg en de Korvet de Pollux in de Jaren 1824, 1825, en 1826 met platen. Rotterdam: De Weduwe J. Allart, p. 200-201
- Wageningen, Jacob van, 1824-1827. Verhaal eener reis om [Kaap Hoorn] naar de Oost Indien in de jaren 1824-1827. Private collection, pp. 63-64