18 JUIN 1842 : RAPPORT DU CONTRE-AMIRAL ABEL DUPETIT-THOUARS SUR LA PRISE DE POSSESSION DES MARQUISES
*- Le texte présenté est extrait de l’ouvrage de Vincendon-Dumoulin cité en bibliographie, pages 119-137
*- Les notes entre parenthèses avec * sont de Jacques Iakopo Pelleau
Rapport adressé par le contre-amiral Abel Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies, sur la navigation de la frégate la Reine-Blanche, après son départ de Valparaiso, et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises.
(De Clercq, Op. Cit P. 629)
« Baie de Taiohae, frégate la Reine-Blanche, le 18 juin 1842. »
« En partant de Valparaiso, pressés d'arriver aux Marquises, nous gouvernâmes directement sur l'île Fatou-Hiva (la Madeleine) (* Fatu Iva), la plus méridionale du groupe sud-est de cet archipel. Nous arrivâmes en vue de cette île, le 26 avril ; le 27, nous en visitâmes toute la côte occidentale et nous eûmes quelques relations avec les indigènes. Cette île qui contient, assure-t-on, de quinze à dix-huit cents habitants, n'offre qu'un mouillage en pleine côte, toujours dangereux et fréquenté seulement par les baleiniers que le besoin de provisions force à y relâcher. Le 28 au matin, nous étions sur la côte occidentale de l'île Taouata (la Christine) (* Tahuata), où nous fûmes contrariés par des calmes qui se prolongèrent assez avant dans la journée ; ce ne fut qu'à trois heures que nous atteignîmes le mouillage de la baie de Vaitahu.
À peine étions-nous à l'ancre sur cette rade, que nous reçûmes la visite de M- François de Paule, supérieur de la mission établie en cette île ; mais ce ne fut qui le lendemain que le roi Yotété (* Iotete) vint à bord, accompagné du révérend supérieur de la mission (* Le Père François de Paule Baudichon, présent sur place depuis 1838), qui voulut bien nous servir d'interprète. Le roi parut enchanté de me revoir, et me dit qu'il serait venu à bord la veille, dès que la frégate avait été aperçue, s'il n'avait pas craint que nous fussions Américains. Il m'apprit alors qu'il y avait environ quatre mois, une baleinière appartenant à un bâtiment de pêche des États-Unis, ayant perdu son bâtiment en chassant une baleine, était venue, après plusieurs jours de mer et de souffrances, étant sans vivres, relâcher à l'île Fatu Iva, où elle avait été accueillie à coups de fusil, et où elle avait perdu un homme par suite de cette attaque imprévue. Repoussés de l'île Fatu Iva, ces marins avaient repris le large et étaient arrivés à l'île Tahuata, où le roi ne les avait pas beaucoup mieux reçus ; car il les avait dépouillés de leurs vêtements, et leur avait même enlevé leur baleinière.
Depuis cette époque, les marins américains ayant trouvé à s'embarquer sur un baleinier venu en relâche, protestèrent, avant leur départ, contre les actes de piraterie dont ils avaient été les victimes, et menacèrent Iotete de la vengeance de leur gouvernement. Iotete, éclairé depuis par les missionnaires et par les capitaines venus en relâche dans la baie de Vaitahu, conçut de vives inquiétudes sur les suites que pouvait avoir pour lui cette mauvaise affaire, et il était encore sous l'impression de ces alarmes lorsqu'il vint me voir. Il me pria de le protéger et de débarquer, lorsque je partirais, une partie de mon équipage et des canons de la frégate. Je lui répondis que j'y consentirais, s'il voulait reconnaître la souveraineté de Sa Majesté Louis- Philippe et prendre le pavillon français. Il accepta avec empressement ces propositions, et nous convînmes que la déclaration de prise de possession aurait lieu le 1er mai, jour de la fête de Sa Majesté Louis-Philippe, et qu'aussitôt le pavillon français serait arboré sur l'île Tahuata.
Toutes nos dispositions furent promptement faites, et le 1er mai, à dix heures, je me rendis à terre, accompagné de l'état-major général et d'une partie de celui de la Reine-Blanche. Une garde de soixante hommes nous avait précédés pour rendre les honneurs à nos couleurs nationales, lorsque, après la déclaration de prise de possession que j'allais faire au nom du roi en présence du roi Iotete, des principaux chefs et d'un grand concours d'indigènes, elles seraient déployées, pour la première fois, sur le groupe sud-est des îles Marquises.
Arrivé sur les lieux, je fis ouvrir un ban, et ayant pris la parole, au nom du roi, je déclarai la prise de possession de l'île de Tahuata et du groupe du S.-E. des îles Marquises. Le pavillon fut hissé aussitôt ; nous le saluâmes de trois cris : Vive le roi ! Vive la France ! qui furent suivis de trois décharges de mousqueterie, faites par la garde d'honneur et par des fanfares exécutées par toute la musique. La frégate la Reine- Blanche, mouillée à petite distance du rivage et entièrement pavoisée, prit également part à cette cérémonie, en répondant à nos acclamations par une salve de vingt et un coups de canon.
Cérémonie de prise de possession de Tahuata – 1er mai 1842 – Max Radiguet
Les habitants, réunis en grand nombre, manifestaient également leur joie par des acclamations bruyantes et répétées, et tous me demandèrent de mettre des canons à terre. Nous nous rendîmes ensuite chez le roi, où l'acte de reconnaissance de la souveraineté de S. M. Louis-Philippe et celui de la prise de possession furent immédiatement signés.
Déclaration manuscrite de la prise de possession de Tahuata le 1er mai 1842 ;
en plus des signatures des officiers français, on peut y voir celles de Iotete et de Maheono.
Le même jour, nous fixâmes, avec le roi Iotete, le lieu de la baie où notre établissement serait fondé, et nous entreprîmes, sans perdre de temps, les travaux nécessaires à la construction des logements et magasins. De jour en jour, depuis cette époque, ces travaux prirent une plus grande activité ; les marins de ta Reine-Blanche envoyés à terre pour prendre part à nos opérations d'établissement, rivalisèrent de zèle avec les marins de la 120° compagnie, destinés former la garnison.
Le 22, la baraque destinée au logement de la garnison et celle des vivres, que j'avais fait construire à bord, pendant notre traversée, en venant de Valparaiso, étaient achevées, ainsi que le four et un magasin à poudre ; l'établissement commença à s'administrer par lui-même.
Dans une course que j'ai faite, le 5 mai, à la baie de Hanamanou (* Hanamenu), île Hiva Oa (la Dominique), j'ai obtenu la reconnaissance de la souveraineté du roi par les chefs principaux de l'île, qui nous ont demandé à prendre le pavillon français et à recevoir une garnison, ce que j'ai promis d'accorder lorsqu'ils auraient construit pour nous une case de vingt mètres de long sur huit mètres de large. Ayant tracé cette case, les trois tribus qui occupent la baie se sont immédiatement mises à l'œuvre pour satisfaire à ma demande. (* Désormais, seule une poignée de Marquisiens habitent cette vallée de la côte nord-ouest de Hiva Oa)
Tout semblait prendre, à Vaitahu une tournure favorable à nos intérêts et nous promettre un prompt succès, lorsque, le 22, au moment où je me disposais à quitter la baie pour me rendre à l'île de Nouka-Hiva (* Nuku Hiva), un homme qui passe pour être l'instrument aveugle des volontés du roi menaça de tuer, s'il ne quittait pas aussitôt la baie de Vaitahu, un Espagnol que j'avais fait venir d'une baie située au vent de l'île pour nous servir d'interprète à l'établissement. Instruit de ce fait par l'Espagnol lui-même, il me parut que cette menace avait été faite pour voir jusqu'à quel point nous étendions notre pouvoir.
Je me rendis aussitôt chez le roi, où ayant fait venir l'homme coupable, je lui déclarai en présence du roi Iotete que si, à l'avenir, il se permettait la moindre insulte contre les hommes de l'établissement, ou même contre ceux que je pourrais employer, je le ferais embarquer, et qu'il ne reverrait jamais son île. Il ne me parut pas très effrayé de ma menace, et deux jours après, il poursuivit un Anglais que j'avais fait venir de l'île de Hiva Oa pour faire de la chaux, et l'attaqua dans le jardin même du supérieur de la mission, qui, étant survenu, empêcha qu'il ne fût tué. Cet événement se passait au moment du coucher du soleil ; je n'en fus informé qu'un peu tard mais, dès le jour, je me rendis chez le roi, que je ne trouvai plus : il était parti avec toute sa famille pour aller pleurer un mort, me dit-on ; mais, bientôt, j'appris qu'il s'était caché dans une baie voisine, ce qui me confirma dans l'opinion où j'étais que ces insultes répétées avaient été provoquées par lui.
J'envoyai une embarcation à la recherche du roi ; elle revint sans l'avoir trouvé où on assurait qu'il était allé. Je fis venir alors son neveu, jeune homme qui parle bien l'anglais (* Maheono, qui remplacera son oncle après sa destitution par les Français), et je l'engageai à aller dire à Iotete que s'il ne paraissait pas, je ne le considérerais plus comme roi, et que je me ferais roi moi-même à sa place. Cet indigène alla en effet à la recherche de Iotete, qu'il trouva caché tout près dans le ravin boisé de la petite baie d'Hanamiai, située sur la même rade. Le roi cependant refusa de l'accompagner, et me fit dire qu'il ne consentirait à revenir qu'autant que le révérend supérieur de la mission irait lui-même l'y engager, ce qui eut lieu aussitôt ; M. François de Paule ayant bien voulu s'exposer à remplir cette mission, il nous ramena le roi, sa femme et son fils aîné. Le roi Iotete confessa ses torts et dit qu'il s'était caché parce qu'il avait eu peur. Je lui reprochai son manque de confiance en moi, et lui dis que la faute d'un homme tel que celui qui était coupable ne devait nullement l'inquiéter, à moins qu'il n'eût agi par son ordre.
Je lui déclarai alors que j'exigeais qu'il me le livrât et que je le garderais quelque temps à bord pour le punir, mais qu'il ne lui serait fait aucun mal ; j'annonçai ensuite au roi l'intention où j'étais de garder son fils en otage jusqu'à ce qu'il eût rempli cette condition. Il parut alors très-affligé de ma résolution, mais il se rendit à terre avec l'intention apparente de me satisfaire. Nous devions appareiller le même jour, je retardai notre départ pour lui donner le temps d'envoyer le nommé Panaau (*Panau ; peut-être Panauoteaa, père de Sabine Tahiautuoho, épouse de Stanislas Moanatini en 1874), ce qu'au bout de deux jours il n'avait pas encore fait. Alors, pressé par le temps, craignant que quelques-uns des bâtiments de ma division ne fussent déjà arrivés à la baie de Taiohae (île Nuku Hiva), j'appareillai pour venir ici, emmenant comme otage le jeune Timao (* Timau), fils aîné du roi. Il était essentiel pour moi d'avoir cette garantie, le nommé Panau étant un très-mauvais sujet, très-dangereux, et capable de commettre toute espèce de crimes.
Je ne me suis point éloigné de Vaitahu sans éprouver quelques regrets d'être obligé de partir si promptement ; cependant je laissais M. le capitaine de corvette Halley dans un poste suffisamment fortifié contre un coup de main, avec des hommes bien armés et capables de battre à eux seuls tous les habitants de Tahuata. Cette île qui, encore en 1838, contenait de onze à douze cents habitants, n'en a pas aujourd'hui plus de sept à huit cents en tout ; il y a cette différence pourtant, c'est qu'en 1838, il n'existait que très-peu d'armes à feu sur cette île, tandis qu'aujourd'hui il n'y a pas un indigène qui ne possède au moins deux ou trois fusils. Il n'y a point à craindre avec ces habitants une attaque de plein jour ni à force ouverte, mais on peut redouter un assassinat par surprise, ou le feu, si une surveillance active n'empêche pas une tentative de ce genre de réussir.
En partant de Vaitahu, nous emmenâmes avec nous le révérend père supérieur de la mission, qui, depuis plus de quatre mois, était sans nouvelles des missionnaires de Nuku Hiva et de Houapoou (* Ua Pou), qu'il savait d'ailleurs très exposés aux brutalités des indigènes de ces deux îles ; il désirait vivement savoir ce qu'ils étaient devenus; et, d'un autre côté, j'étais convaincu , par l'influence morale qu'ont déjà acquise nos missionnaires parmi les naturels, que la présence de M. François de Paule à bord de la frégate ne pouvait qu'être favorable au succès de la mission que j'avais à remplir ; et en effet, je ne me trompais pas, comme le verra Votre Excellence par les détails qui vont suivre.
Nous allâmes, en premier lieu, nous présenter devant la baie de Hakahaou (* Hakahau), où demeure le roi de Ua Pou (* Heato) ; j'expédiai un canot à terre, et j'appris, à son retour, que M. Caret et les missionnaires qui étaient avec lui sur cette île, avaient été forcés de s'embarquer, il y avait à peu près trois mois, et qu'au moment de leur départ ils avaient été pillés ; enfin, que ce n'était qu'avec peine qu'ils avaient pu s'échapper sains et saufs. Nous apprîmes encore que leur mission n'était cependant pas restée sans succès, qu'ils avaient fait dix ou douze prosélytes que leurs compatriotes ne pouvaient arracher à la foi qu'ils avaient embrassée, et que, parmi eux, se faisait surtout remarquer une ancienne grande prêtresse. Pressé de suivre ma mission, je ne pus pour le moment porter secours à nos coreligionnaires, et j’ajournai ce projet à l'arrivée du premier bâtiment qui nous rallierait
Le lendemain 31 mai, nous mouillâmes dans la baie de Taiohae, où aucun des bâtiments que j'attendais n'était encore arrivé. Je fis aussitôt dire au roi (* Moana = Temoana) de venir à bord, et il arriva sans se faire attendre.
Après avoir causé quelques instants avec lui par l'intermédiaire de M. François de Paule, je lui proposai de reconnaître la souveraineté du roi des Fronçais, et je lui promis de mettre une garnison dans sa baie s'il y consentait ; de plus, je m'engageai à forcer la tribu de Taioa à faire la paix, et à lui rendre sa femme qu'ils lui avaient enlevée par surprise. Le roi s'empressa d'accéder à mes propositions ; il fut convenu que j'enverrais le lendemain chercher les chefs principaux de Taioa ; que la paix se ferait à bord en ma présence, et qu'aussitôt tous déclareraient ensemble par un acte authentique la souveraineté de Sa Majesté Louis-Philippe. Ayant en effet envoyé un canot inviter les chefs de Taioa à venir faire la paix sous ma médiation, ils se rendirent à mon invitation, et arrivèrent à bord de très-bonne heure le 1er juin.
En plus des noms des officiels français, on reconnait le nom de Temoana, Temoki, Tumee, Moki, Tahutete et Pikitoka.
(De Clercq, Op. Cit P. 627-628)
Tous les chefs principaux des deux baies ayant consenti à faire la paix, se donnèrent la main en signe de réconciliation, et on rédigea aussitôt l'acte de reconnaissance et de la souveraineté de Sa Majesté Louis-Philippe, roi des Français, que tous signèrent avec nous. Il fut ensuite convenu que la déclaration de prise de possession aurait lieu en grande cérémonie dès le lendemain, à onze heures du matin, et que le pavillon serait aussitôt arboré sur le mont Touhiva (* Tuhiva), situé au sud de la baie de Hakapehi. Le roi s'empressa alors de me céder en toute propriété pour la France, par un acte authentique émané de sa volonté, le mont Tuhiva pour y faire un port, et toute la baie pour y fonder les établissements qui nous seraient utiles, et il me demanda avec instance que je lui fisse délivrer un pavillon, pour l'arborer sur sa maison au moment même où nos couleurs nationales seraient déployées sur le mont Tuhiva, lors de la déclaration de prise de possession.
(De Clercq, Op. Cit P. 627-628)
Le 2 juin, à dix heures, je quittai la Reine-Blanche, accompagné de l’état-major général et d'une partie de celui de la frégate, et nous nous rendîmes à terre, où le roi vint se joindre à nous. Il était suivi des chefs principaux de la baie, de ceux des Taioa et de la tribu des Happas (* Hapaa). Arrivés sur. Le mont Tuhiva, nous y fûmes reçus par M. le capitaine de corvette Collet. Ayant fait ouvrir un ban, je prononçai, au nom du roi, la déclaration de prise de possession de Nuku Hiva et des îles du groupe nord-ouest qui en dépendent. L'acte authentique de la prise de possession fut dressé immédiatement après la cérémonie, et signé par tous les chefs.
(De Clercq, Op. Cit P. 628-629)
Les transactions terminées, les chefs des Taioa me prièrent de leur donner un pavillon pour arborer sur leur baie, où ils demandèrent à être reconduits. Je leur accordai un pavillon, et je leur fis distribuer quelques présents. Ils partirent ensuite très-satisfaits de l'accueil qu'ils avaient reçu, pour la baie d'Hakapehi, où ils résident. En témoignage de leur reconnaissance, ils m'envoyèrent, par le retour du canot, des cochons en présent.
Dès le même jour, nos tentes furent dressées dans la baie d'Hakapehi, au pied du mont Tuhiva, où doit être placé un fort dont j'ai ordonné la construction, et auquel j'ai donné le nom de Collet, en commémoration du contre-amiral de ce nom, père du capitaine de corvette Collet, destiné à le fonder et à le commander, ainsi que le groupe du nord-ouest des îles Marquises.
La deuxième section de la 120e compagnie fut immédiatement débarquée pour y tenir garnison. Les travaux d'établissement commencèrent aussitôt, et depuis ils ont été continués avec une ardeur qui ne s'est pas ralentie un instant.
L'équipage de la frégate la Reine- Blanche envoie chaque jour tous ses ouvriers de chaque profession et les corvées d'hommes nécessaires pour employer le peu d'outils dont nous pouvons disposer pour hâter les travaux.
Le roi Moana nous a accueillis avec un empressement remarquable ; il a changé de nom avec M. Collet ; espèce de contrat en usage parmi les Polynésiens, qui fait de celui auquel on donne son nom un autre soi-même. Nous lui avons fait présent d'un uniforme rouge, d'une paire d'épaulettes de colonel, de chemises, d'un pantalon. Il porte tous ces vêtements avec aisance, et s'est montré très reconnaissant de nos bons procédés. Il nous a donné en échange douze arbres à pain magnifiques et six cocotiers. Avec ces matériaux, que nos charpentiers sont occupés à mettre en œuvre, j'espère que bientôt nous pourrons disposer d'une baraque de vingt mètres de long sur sept ou huit de large ; on continuera à augmenter les constructions à mesure que les matériaux nous arriveront ; des indigènes nous fabriquent de la chaux, et le commandant Collet ayant trouvé une argile propre à faire des briques, j'ai l'espérance fondée que nous pourrons arriver à faire des tuiles et des briques en quantité suffisante pour les besoins de l'établissement.
Le 4, la corvette la Triomphante est arrivée et a mouillé en rade, venant de Valparaiso, et, en dernier lieu, des îles Gambier, où elle est allée porter les présents de la reine (* Pomare) ; ils ont été accueillis avec enthousiasme et reconnaissance par le roi et toutes les populations de ce groupe ; le commandant et l'état-major de la Triomphante ont assisté à l'inauguration de la cathédrale des îles Gambier; ils racontent des choses merveilleuses de ces îles où, en effet, il paraît que les efforts de nos missionnaires ont été couronnés du succès le plus complet.
Dès l'arrivée de la Triomphante, qui, comme vous le savez, Monsieur le Ministre, a perdu son commandant, M. Baligot, dans sa traversée de Brest à Rio-Janeiro, j'ai nommé à ce commandement M. Postel, second de la Reine-Blanche, et j'ai embarqué M. Cellier de Starnor sur la frégate, où il commande la batterie de la 160e compagnie des équipages, qui précédemment était commandée par M. Sevin, lieutenant de vaisseau, aujourd'hui devenu second de la frégate par suite du débarquement de M. Postel.
Le détachement d'artillerie arrivé sur la Triomphante est dans la meilleure situation possible et est animé d'un très-bon esprit ; M. Rohr, qui le commande, montre un grand zèle pour son service.
Conformément à vos instructions, j'ai divisé ce détachement en deux sections, composées chacune de la moitié des canonniers d'artillerie de la marine et de la moitié des ouvriers de la même arme ; la première section, commandée par M. Rohr, est placée ici sous les ordres de M. Collet ; la deuxième est partie sur la Triomphante pour se rendre à ceux de M. Halley, à Vaitahu.
Le 7, nous avons reçu le navire le Jules-César, expédié par M. le commandant Buglet, en vertu des ordres que je lui avais laissés ; il nous apporte huit mois de vivres pour le personnel des deux établissements, ce qui me permet d'en assurer la subsistance jusqu'au 1er janvier prochain, et d'aligner jusqu'au même jour les vivres des deux corvettes la Boussole et l'Embuscade , qu'il est urgent de laisser ici au moins jusqu'à ce que tous les logements et magasins d'approvisionnement soient terminés.
Le 9, voulant consolider la paix entre le roi Moana et les chefs des Taioa, qui, malgré le traité conclu à bord de la Reine-Blanche, retenaient toujours la femme du roi, je m'embarquai un jour, accompagné de Moana et du révérend supérieur de la mission de l'île de Tahuata, et nous allâmes à la baie d'Hakaui, où ils résident. À notre arrivée, nous aperçûmes le pavillon français qui flottait sur la maison du vieux chef Mahéatité (* Maheatete). Nous fûmes très bien accueillis, non-seulement des chefs qui déjà avaient passé deux jours à bord de la frégate, mais encore de toute la population ; elle nous accompagna dans notre promenade au milieu d'une magnifique vallée d'une largeur variable de 2 à ¾ de mille environ, et d'une profondeur de cinq à six milles au moins. Cette vallée est encaissée entre deux immenses montagnes à pic comme des murs, de mille à douze cents mètres d'élévation. Le sol, en s'éloignant de la plage, va en s’élevant par une pente si insensible qu'il paraît presque uni ; au milieu de la vallée, coule un ruisseau abondant (* ?), et de chaque côté, jusqu'aux montagnes, le terrain est couvert d'une forêt d'arbres à pain entremêlés de cocotiers et de pandanus, de bananiers et de quelques champs cultivés en patates douces et en tabac.
De distance en distance, nous trouvions des cases où on nous engageait à nous arrêter et où l'on nous offrait des cocos. Nous trouvâmes enfin la reine Moana dans une de ces cases ; on nous la fit connaître. Je l'engageai à nous accompagner à notre retour ; elle me le promit d'abord, mais un indigène qui était auprès d'elle la fit se rétracter. Nous la quittâmes, et nous continuâmes à nous enfoncer dans la vallée, pour aller voir un vieux chef nommé Toumée (* Tumee), qui, étant malade, n'avait pu venir au-devant de nous. Nous le rencontrâmes dans sa case, couché et souffrant beaucoup d'un rhumatisme aigu. Nous n'étions là que depuis peu d'instants, lorsque la reine vint nous y rejoindre ; je lui fis de nouvelles instances et lui donnai quelques présents, mais tout fut inutile, elle persista dans son refus. Nous retournâmes alors vers la plage, et nous nous arrêtâmes de nouveau à la case où nous l'avions rencontrée la première fois. Elle y revint bientôt ; mes instances réitérées n'eurent point un meilleur succès ; mais M. François de Paule, lui ayant parlé pendant quelque temps, parvint à la décider à revenir avec son mari ; Moana s'approcha alors de sa femme à laquelle il n'avait encore rien dit : dans ce moment, toute la population fit un cri qui nous donna lieu de penser qu'elle s'opposait à leur réunion ; c'était tout le contraire. M. François nous expliqua qu'ils avaient voulu, par délicatesse, qu'on laissât le roi seul avec sa femme, afin qu'il lui parlât en toute liberté ; peu d'instants après, la reine se leva ; elle fut suivie par son mari, et tous deux, la femme marchant la première dans le sentier, prirent le chemin de la plage. Dès cet instant, tous les indigènes se levèrent et suivirent, en jetant des cris d'approbation et en manifestant leur joie par mille démonstrations étranges : c'était une véritable fête improvisée. Cet événement, dont le succès est dû à notre révérend missionnaire, est en lui-même extrêmement heureux, en ce qu'il consolide la paix entre les Taioa et les Taïs (* Teii), dont Moana est le roi ; de plus, il assure également la paix de toute l'île : car la princesse, Taipi par naissance, est chez les Taipi l'héritière du pouvoir suprême, par l'adoption qu'elle a faite du fils du chef de cette tribu. (* Cette femme se nomme Tahiaoko ; en réalité, elle est originaire de la tribu Teavaani de Hooumi qui faisait partie de l’alliance Taipi). Sa réunion avec Moana assure donc à ce dernier la souveraineté entière de l’île, et à nous la tranquillité et le temps nécessaires pour accoutumer ces peuplades à notre domination, à notre et civilisation et à nos mœurs, ce roi Moana nous étant tout dévoué.
Ces transactions terminées, nous revînmes à la baie de Taiohae, où, le lendemain, des tribus entières vinrent de l'intérieur nous apporter des présents en cochons et en cocos. Ces manifestations sont, m'a assuré M. François, les signes les plus certains de la reconnaissance de notre souveraineté, d'où il suivrait que nous sommes établis ici de la manière la plus complète possible et la plus rassurante pour l'avenir de notre colonie.
Le Jules-César m’ayant amené un étalon et deux juments pleines, j'ai cru devoir faire présent de l'étalon au roi Moana qui continue à se montrer généreux et dévoué à nos intérêts ; je suis convaincu d'ailleurs que ce titre de propriété ne portera aucun préjudice au projet que j'ai formé d'établir la race chevaline dans ces îles. (* Ces chevaux n’ont pas survécu ; ceux visibles actuellement descendent du troupeau apporté de Valparaiso par Mgr Dordillon en 1857). J'ai également fait venir des ânes et des ânesses pleines (* idem) pour servir au transport de l’eau des ruisseaux à nos camps, service qui, sous cette latitude, est beaucoup trop pénible pour nos hommes, surtout à l’établissement de Vaitahu, qui malheureusement est très-éloigné de la seule source qui existe dans la baie, fâcheux inconvénient qu'il n’a pas été possible d'éviter.
Le 11, la corvette la Triomphante a mis à la voile pour aller à Vaitahu porter le détachement de canonniers et d'ouvriers d'artillerie de marine, destiné à servir sous les ordres de M. le commandant Halley.
Elle était également chargée de lui faire un versement de deux mois de vivres, à cent hommes, et celui de quelques animaux nécessaires à l'établissement, pour y commencer un troupeau capable, lorsqu'il sera plus complet, de parer aux graves inconvénients qui pourraient résulter de la perte d'un des bâtiments chargés de vivres pour l'approvisionnement de la garnison. (* Quelques années plus tard, les bovins avaient tellement prospéré à Tahuata qu’on pouvait en exporter quelques têtes sur Tahiti.)
En se rendant à Vaitahu, la Triomphante doit ramener le révérend père François, dont le dévouement nous a été si utile jusqu'à présent. Elle a encore pour mission, d'après la demande de M. François, d'essayer d'enlever de l'île Ua Pou les prosélytes que le révérend père Caret n'a pu enlever avec lui en s'en allant. Je n'ai pas cru devoir refuser de rendre ce service à la mission. Le succès peut avoir d'importants résultats pour son progrès, et par suite pour notre établissement lui-même. J'ai en conséquence donné l'ordre au commandant Postel de se présenter devant la baie de Hakahau, déjà visitée par nous, et de tâcher d'embarquer les prosélytes qui s'y trouvent, pour les porter ensuite à Vaitahu, d'où je lui ai recommandé de revenir du 20 au 25 au plus tard.
En plus des noms des officiels français,
c'est le nom de Heato qui apparait en premier (noter la faute de transcription : Hapou)
(De Clercq, Op. Cit P. 629)
Le meilleur appui que l'on puisse donner à nos établissements, et le. seul nécessaire, est de faire séjourner sur rade des bâtiments de guerre ; il est même urgent d'en maintenir constamment un à Vaitahu, et un second à Taiohae, jusqu'à ce que nos établissements soient achevés et que nos mœurs aient commencé à faire impression sur ces populations, ce qui, je l'espère, ne peut être très-long , surtout ici ; le roi se montrant fort enclin à la civilisation, il suffira de l'entretenir dans ces bonnes dispositions, chose facile en lui faisant de temps à autre des présents, surtout de ceux qui peuvent favoriser son penchant pour nos goûts et nos mœurs, tels que des meubles pour orner une petite maison à l'européenne qu'il vient de faire bâtir, des vêtements pour lui et pour sa femme. Déjà le roi est vêtu en colonel et porte des souliers ; étant resté à bord avec sa femme, après le coucher du soleil, pour assister à la représentation d'une petite pièce que l'on jouait, il a vu des matelots habillés en femmes, et aussitôt il nous a priés de faire faire des robes semblables pour sa femme, ce que nous nous sommes empressés de faire, convaincus que ces moyens sont les plus puissants sur eux pour nous les attacher : en leur créant des besoins, nous nous rendons nécessaires.
« Je suis, etc. »
Le contre-amiral commandant en chef la station navale de l'océan Pacifique. »
A. Dupetit-Thouars.
Compilé par Jacques Iakopo Pelleau en septembre 2021 à Taiohae.
Mis en conformité avec la graphie académique marquisienne le 16/09/2022.
BIBLIOGRAPHIE
*- De Clercq, « Recueil des Traités de la France, Tome 4 (1831-1842) », Paris, Amyot
*- Vincendon-Dumoulin, Clément Adrien, Îles Marquises ou Nouka Hiva, éditions Arthus Bertrand, Paris, 1843
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