Les deux premiers ont été rédigés par des anglophones qui ont, soit vécu aux Marquises avec humilité et bienveillance, et/soit se sont assez intéressés à la vie, la culture et l’Histoire tragique des Marquisiens, pour que leurs impressions, au-delà des siècles, nous aident tous, dans un sens ou dans l’autre, à trouver le chemin qui « traverse le rivage ». Faire montre d’intérêt pour la langue en est certainement un des moyens les plus efficaces, car son apprentissage, lorsqu’on n’est pas marquisien de souche, requiert autant de temps et de patience que cette traversée dont elle est un des éléments constitutifs.
Le troisième est un extrait lugubre de la préface du dictionnaire de Mgr Dordillon publié en 1904.
1) - Le premier texte est extrait du « Récit aux Îles Marquises, 1797-1799 ».
Ce livre publié en 2007 par les Éditions Haere Pō de Tahiti, est le journal du jeune pasteur anglais William Pascoe Crook qui fut le premier européen à séjourner quelques mois à Tahuata de juin 1797 à mai 1798, et à Nuku Hiva de mai 1798 à janvier 1799. Voici comment il voit les autochtones (page 87).
Portrait de William Pascoe Crook âgé ; couverture de l'ouvrage cité.
- « Les dangers auxquels les indigènes sont presque continuellement exposés, ainsi que le manque occasionnel de nourriture ont un effet naturel sur leurs facultés et leur disposition d’esprit. Leur apparence habituelle tend à la gravité. Pour la plupart, les hommes ignorent cette hilarité qui prévaut si souvent à l’excès dans les conversations de notre propre pays, et ailleurs en Europe. Même les jeunes sont peu enclins aux plaisanteries et aux amusements grossiers qui sont fréquents chez nous. Aussi loin que s’étendent leurs idées, les paroles des insulaires sont généralement pleines de sens, et ils les accompagnent d’un ton, d’un regard et de gestes hautement expressifs. Ils sont rapides à prendre connaissance des choses qui les entourent ; que ce soit par acuité naturelle ou par habitude ou les deux, ils sont capables, mieux que la plupart des Européens, de discerner des choses situées à une très grande distance. »
Ce que Crook nomme gravité, c’est bien la retenue endémique des Marquisiens ; double écho des paysages qui les entourent, ces deux qualités qui ont alors frappé le jeune occidental, ont traversé plus de deux cents années pour nous parvenir, intactes, à une époque où elles ne sont généralement plus de mise. Malgré des décennies de vicissitudes, un des nombreux pans de l’âme marquisienne ancestrale nous est finalement parvenu ; par l’étude et la pratique de la langue, à nous maintenant de tenter de faire face à cette retenue.
2) - Le deuxième texte est extrait de « Marquises, 1774-1880 ; Réflexion sur une terre muette ».
Le livre original de Greg Dening sorti à Melbourne en 1988 s’intitulait : « Islands and Beaches ; Discourse on a silent island ; Marquesas 1774-1880 ».
Portrait de Greg Dening ; couvertures des deux ouvrages cités.
Né en 1931 en Australie où il est mort en 2008, Greg Dening est devenu, au fil des années, un des spécialistes les plus éminents de l’Histoire, de l’ethnologie, de la sociologie et de l’anthropologie du Pacifique, en particulier des Îles Marquises. En 1974, il publiait le « Journal marquisien d’Edward Robarts » celui qui, après avoir déserté à Vaitahu en 1798, avait, l’année suivante, retrouvé le manuscrit du journal de Crook; cet ouvrage a été traduit de l'anglais par Jacques Iakopo Pelleau, et publié aux éditions Haere Po de Tahiti en 2018.
En 1988, Dening publiait « Islands and Beaches, Discourse on a silent land ; Marquesas 1774-1880 » dont la traduction en français par Mgr Hervé Le Cléac’h, Danielle Peiffert et Léopold Musyan était publiée à Tahiti en 1999 par l’Association Èo Ènana sous le titre « Marquises 1774-1880, Réflexion sur une terre muette ». Ce sont les dernières lignes de cet ouvrage, page 287 et 288, telles une signature-testament que je propose à votre réflexion ; elles sont le reflet de sa dernière visite aux Marquises et à Mgr Hervé Le Cléac’h en 1985.
- « La vie a changé. Pourtant Fenuaenata semble toujours sombre et silencieuse. […] Ce silence me gène et je m’interroge : où le silence peut-il bien se loger ? […] Le souvenir que je garde du Pays est peuplé de bruits, […] les bruits de l’environnement ; mais en moi, c’est le silence. […] Alors j’ai pris conscience de mes limites dans l’usage du langage, celles aussi de mes connaissances ; j’ai souhaité ne plus partir afin de pouvoir sonder davantage le silence du Pays, Fenuaenata. Car j’aurais dû savoir qu’il est plus facile de parler aux morts qu’aux vivants. J’aurais dû connaitre le prix à payer pour écouter en silence. Sur le rivage, l’on n’entend pas les mots, l’on ne voit pas les gestes ; sur le rivage, l’on ne connait qu’une caricature de soi-même à cause des différences ; l’autre, c’est à peine si on le connait. C’est pourquoi mon grand regret est de ne pas connaitre les Enata vivants aussi bien que je connais les morts ».
3) - Tout au long du XIXème siècle, les visiteurs des Îles Marquises, les missionnaires de tout bord et les rapports administratifs n’ont cessé de constater et de déplorer une dépopulation tragique de l’archipel, jusqu’à même envisager la disparition du peuple , et son remplacement éventuel par des Antillais.
Le troisième texte est extrait de la préface de « Grammaire et Dictionnaire de la Langue des Îles Marquises » de Mgr I.R. Dordillon. Après une première publication par l’Imprimerie Belin de Paris en 1904, l’Institut d’Ethnologie de Paris en a fait une seconde édition en 1931. En 1999, la Société des Études Océaniennes de Tahiti publiait le fac-similé de l’édition de 1904. À la page 101, dans une préface signée S.D., voici les lignes qu’on ne peut lire sans ressentir une profonde émotion :
- « Cependant le marquisien est une langue qui va finir. Que la population des Îles Marquises ait atteint 160.000 habitants, comme le veulent les uns, ou qu’elle n’ait jamais dépassé un maximum de 25.000, ainsi que le soulignent les autres, c’est un fait que les 4000 survivants disparaissent de jour en jour ; mais, à mesure que ce peuple s’éteindra, les ethnographes, les linguistes, apprécieront davantage les documents écrits d’une langue qui ne sera plus parlée. »
Nous savons tous maintenant que, de haute lutte, les Marquisiens d’aujourd’hui sont parvenus à faire mentir ces prévisions : ils ont survécu, et leur langue avec eux.
Faute de posséder le savoir, la culture et le pouvoir de réflexion de Greg Dening, ceux d’entre nous qui vivent aux Marquises, qui vivent les Marquises au jour le jour, aux côtés des Marquisiens de souche, ont eux au moins la chance et l’occasion de pouvoir combler de leur vivant ce manque que Greg Dening ressentait avec tant de force et de regret. L’accès à la connaissance et à l’approfondissement de la langue marquisienne, le èo ènana/ènata, est le moyen le plus fort, et en même temps le plus intime, de franchir à la fois la réserve naturelle des insulaires, et la portion de rivage encore à traverser.
Rédigé par Jacques Iakopo Pelleau en 2015.
Mis en conformité avec la graphie académique marquisienne le 20/08/2022.
La version de cet article en langue marquisienne est disponible en cliquant sur ce lien